Quand les autos dépassent les vélos

Crédit photo DirectVelo

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Quand Henri Desgrange a autorisé les voitures de marques de cycles à suivre le peloton du Tour de France en 1912, il a su qu'il ouvrait la boite de pandore. Le père du Tour a tout de suite adjoint un commissaire à côté du chauffeur pour contrôler les manoeuvres du directeur sportif. Jusqu'au début des années 80, des commissaires suivaient la course à la place du mort dans "l'ammiraglia", comme disent les Italiens, car le voisinage des vélos et des autos se transforment parfois en liaisons dangereuses.

AVEC OU SANS

Aux origines du cyclisme sur route, deux formules étaient possibles : avec ou sans. Avec ou sans quoi ? Avec ou sans entraîneur.

L'entraîneur est celui qui entraîne dans son sillage un coureur. Il l'abrite, donc. Sans ordinateur, ni capteur de puissance, les coureurs de la fin du XIXe siècle ont tout de suite compris que dans la roue d'un cycliste, d'un tandem, d'une moto ou d'une automobile, ils dépensaient beaucoup moins d'énergie et qu'ils pouvaient aller plus vite plus longtemps. C'est la course derrière entraîneur où un "service d'entraîneurs", payés, se relaient pour abriter le coureur comme un essaim d'abeilles. Ces entraîneurs pouvaient monter dans une voiture suiveuse pour se reposer ou s'y accrocher en attendant le prochain "relai de poste". Les derniers vestiges de ces courses derrière entraîneurs étaient Bordeaux-Paris ou le Critérium des As en France et il subsiste des critériums derrière derny. Sur piste, le demi-fond ou les courses derrière derny sont des courses derrière entraîneurs.

La course derrière entraîneurs ne s'est pas effacée du jour au lendemain. Paris-Roubaix y a eu recours jusqu'en 1909. Et pendant trois ans, l'entraînement derrière véhicule à moteur était autorisé. Le Championnat de France se dispute jusqu'en 1921 avec des entraîneurs à bicyclette.

Ce système d'entraîneurs favorisait les équipes les plus riches. En effet ces coureurs (dans le cas d'entraîneurs à bicyclette) étaient recrutés parmi les meilleurs de deuxième rideau. Une maison de cycles fortunée pouvait donc embaucher les entraîneurs les plus rapides qui pouvaient donc imprimer un train plus soutenu. Les équipes moins favorisées et les coureurs isolés étaient handicapés au départ. Au Championnat de France 1912, la marque La Française embauche 33 entraîneurs à bicyclette pour ses quatre coureurs. Le titre ne leur échappe pas et Octave Lapize endosse le maillot bleu-blanc-rouge. 

SANS ENTRAÎNEUR, C'EST SANS ENTRAÎNEUR

Le premier Tour de France en 1903 fait basculer la course sur route du côté des "sans". Henri Desgrange prévoit cinq étapes sur six sans entraîneurs. Au final, il décide que la dernière étape sera aussi disputée sans l'abri de coureurs dévoués et payés et encore moins dans le sillage d'une automobile.

À partir du moment où l'organisateur choisit de faire disputer sa course sans entraîneur, le voisinage des automobiles véhicule toutes les suspicions et les doutes autour des performances des coureurs. Il n'y a pas de fumée d'échappement sans feu... L'Union vélocipédique de France, la FFC de l'époque, traduit cette interdiction dans ses règlements : il est interdit de ramener un retardataire en l'abritant derrière une voiture, ou en le laissant s'accrocher à une voiture. L'UVF interdit de se faire entraîner ou aspirer par des engins à moteurs. 

Le retour derrière voiture a beau être interdit, cela ne l'empêche pas d'être pratiqué. Mais alors il n'y a pas de pardon. Sans entraîneur, ça veut dire sans entraîneur. Au Grand Prix Wolber 1924, autoproclamé officieux Championnat du Monde sur route, Kastor Notter, qui a crevé, revient sur le peloton "embusqué derrière une voiture automobile qui passait par là comme par hasard", dit la presse de l'époque. Un commissaire surprend le Champion de Suisse et lui fait comprendre qu'il vaut mieux qu'il n'aille pas plus loin. Le coureur se retire sur la pointe des pieds au contrôle suivant et évite l'affront de la mise hors-course.

Dans les courses par étapes, le barème est différent. Le Tour de France des années 30, avant de parler mise hors course, parle argent et inflige des amendes. Pour les étapes en ligne, la surveillance de la course est facilitée. En 1934, le contre-la-montre s'invite à la Grande Boucle et, dès 1935, plusieurs coureurs le transforment en course de demi-fond. Jean Fontenay se prend 1 000 francs d'amende et cinq minutes de pénalité. Le Breton avait gagné le contre-la-montre de La Rochelle, bien calé dans le sillage d'une moto.

L'UCI appelle à sévir mais les observateurs regrettent le deux poids deux mesures. Jean Antoine, le radio-reporter qui ne sombre pas dans le copinage avec les organisateurs, met les pieds dans le plat après le Tour 1936 : "Il faut aussi qu'Henri Desgrange mette un frein au laisser-aller de l'organisation, aux complaisances des commissaires qui ne rendent jamais la justice quand la loi devrait être appliquée et qui évitent soigneusement de porter tort à un coureur sous le prétexte qu'il a une petite réputation, mais qui sévissent avec rigueur contre le touriste-routier qui lui, n'a personne pour prendre sa défense. Nous avons vu le maillot jaune derrière une voiture à bord de laquelle se trouvait ce qu'Henri Desgrange croit être un commissaire et qui n'est, en réalité, qu'un factoton (homme à tout faire, NDLR) qu'on envoie faire les commissions lorsqu'il est nécessaire". Il sera écouté deux ans plus tard quand Georges Speicher, ancien vainqueur du Tour, est mis-hors course pour s'être accroché à l'aile d'une voiture dans les Pyrénées, cliché à l'appui. 

LE DRAPEAU ROUGE POUR FAIRE LA POLICE EN 1934

Pour les tenir à distance des tentations, dès les années 20, les voitures de directeurs sportifs doivent attendre qu'un écart d'un kilomètre se creuse entre le peloton et les lâchés pour doubler ces dernier. C'est le barrage. Paul Ruinart, le directeur sportif du mythique VC Levallois (lire ici) s'attribue la paternité de ces barrages au Trophée du Petit Journal 1922, une épreuve de détection.

Paul Ruinart remet ça à Paris-Tours 1926. Il fait barrage derrière le peloton au moment où ses deux coureurs, Max Suter et Kastor Notter (celui mis-hors course au GP Wolber 1924) prennent 400 mètres d'avance en grillant le ravito. Les deux Suisses vont au bout, gagnent Paris-Tours mais Ruinart se fait pourrir à l'arrivée par ses confrères.

Raphaël Geminiani fait la même chose quand Raymond Poulidor, l'adversaire de Jacques Anquetil - son coureur -, change de vélo dans l'étape de Toulouse sur le Tour de France 64. Il se garde bien de doubler le leader de Mercier-BP et le laisse s'époumonner le nez dans le vent. Pas question de lui faire le cadeau de l'abri de la file des voitures. 

Les chauffeurs des voitures des marques de cycles ont besoin d'un symbole pour comprendre qu'il y a barrage à une époque où Radio-course n'existe pas encore (elle arrive en 1956 dans les voitures des équipes du Tour de France). C'est le drapeau rouge qui apparaît à la portière de la voiture du directeur de course pour la première fois à Paris-Roubaix 1934. 

GIMONDI DANS LE SILLAGE DE LA VOITURE DE LA CAMÉRA

Avoir un commissaire à bord n'est pas toujours la garantie d'une conduite irréprochable du directeur sportif qui l'accueille dans sa voiture. En 1939, la première année de l'autorisation du changement de roue pour crevaison du départ à l'arrivée des classiques (lire ici), tout se passe bien jusqu'à Paris-Rennes, le 7 mai. Claude Tillet, journaliste de L'Auto constate alors un relâchement des directeurs sportifs et une baisse de vigilance de ceux chargés de les surveiller. "Les irrégularités (…) constituent le reflet d'un état d'esprit fâcheux… Il suffit, semble-t-il, que certaines parties du parcours traversent des régions désertes et vierges de spectateurs, que les commissaires ne soient pas ceux qui officient dans les classiques pour qu'on surprenne des coureurs lâchés derrière les voitures". 

Mais les directeurs sportifs filous ne facilitent pas le rôle des commissaires. Raphaël Geminiani, encore lui, ne donne pas le temps à son passager obligatoire de vérifier si le vélo de Jacques Anquetil est bel et bien hors d'usage. En 1963, dans le Tour de France, le changement de vélo n'est autorisé que pour des problèmes mécaniques, pas pour des choix tactiques. Dans les Alpes, Jacques Anquetil grimpe la Forclaz sur un cadre léger qui risque de manquer de rigidité pour la descente. "Gem" a l'idée pour contourner le règlement : un coup de pince coupante et le cable de dérailleur est écourté. Quand le commissaire sorti de la voiture des Saint-Raphaël contrôle le vélo d'Anquetil, il constate bien la rupture mais n'est pas dupe. En 1964, le changement de vélo devient libre.

Malgré les commissaires, Rik Van Steenbergen gagne la Flèche Wallonne 1949 en profitant du sillage d'une voiture de la presse. Dans le Giro 1967, Jacques Anquetil perd son maillot rose dans une manoeuvre de Felice Gimondi et de l'organisateur qui sent le gasoil. La 21e étape relie Trente à Tirano. Jacques Anquetil peut encore espérer gagner son troisième Tour d'Italie quand il voit Felice Gimondi, "de mes yeux vu, bénéficier du sillage de la voiture de la télévision (cette année-là, la caméra de la RAI est placée sur le toit d'une auto, NDLR) et celle du directeur adjoint de la course lors de son attaque après le Passo Tonale ! À propos, qu'il me soit permis de préciser encore à l'intention de ceux qui ne le savent pas, que le directeur adjoint du Giro, M. Guarnieri est, dans le civil, si je puis dire, le représentant commercial du groupe Salvarani auquel appartient Gimondi ! Je trouve cela suspect". Pour compléter sa démonstration, le recordman du Grand Prix des Nations sort sa calculette : "Gimondi a réussi seul à gagner 1'30" sur le plat en 10 km, environ. J'ai l'habitude des courses contre-la-montre et je sais évaluer les temps et les distances. J'affirme que ce final manquait de clarté". Les journalistes n'ont pas vu la course car, à partir du moment où Gimondi attaque, Torriani, le directeur du Giro repousse leurs voitures vers l'avant et vers l'arrivée à Tirano. Le nouveau maillot rose se défend. "Cette histoire de voiture me fait sourire. Anquetil m'a vu démarrer, il le reconnaît. Dans ces conditions, pourquoi ne m'a-t-il pas suivi ? Et pourquoi, par la suite, a-t-il perdu continuellement du terrain ? Je ne le savais pas si mauvais perdant !". 

Quand les commissaires ne sont plus là, les licences sont plus grandes. Jean-Marie Leblanc est amer après le triplé de la Mapei à Paris-Roubaix 1996 : "Deux de ses coureurs, Bortolami et Musseuw, sont revenus après crevaison et ont été aidés par le mécanicien de la voiture (...) Cela ne mérite pas une mise hors-course mais il s'agit d'une tricherie", regrette le directeur du Tour de 1989 à 2006. 

LE PELOTON APPLIQUE LE RÈGLEMENT

Parfois, ce sont même les commissaires qui excusent le derrière voiture. Au Tour de Romandie 1986, la 3e étape passe par le col du Mont-Crosin. Au sommet, Jean-François Bernard passe à 1'10" des hommes de tête. Après la descente, son groupe prend une mauvaise route. Le motard qui devait indiquer le bon chemin est absent à cause d'un accident. Les attardés retrouvent le droit chemin huit bornes plus loin, après un détour de 500 mètres supplémentaire. Le leader de La Vie Claire confie à Frédéric Brun de chez Peugeot, "Tout est foutu, tâchons de rentrer dans les délais". 

Mais son directeur sportif, Paul Koechli, perd son calme. Il place sa voiture devant le groupe et les entraînent pendant un bon kilomètre. Sur leur lancée, les lâchés recollent au groupe de tête. Roger Legeay, directeur sportif de Bruno Cornillet, premier du classement général, est en colère mais il tarde trop pour déposer réclamation. Et les commissaires passent l'éponge et prennent à leur compte l'infraction en raison de l'absence du signaleur à moto.

La suite du Tour de Romandie montre qu'à trop vouloir tolérer et ne pas appliquer le règlement, on crée des inégalités. Le lendemain, les coureurs disputent un contre-la-montre à Neuchâtel. Claudy Criquielion est lui aussi mal aiguillé par un policier. Sauf que là, pas question de se faire abriter par la voiture de son équipe Hitachi. Le contre-la-montre se court sans entraîneur par définition. Le Champion du Monde 1984 perd une quinzaine de secondes dans l'affaire. À l'arrivée, il se classe 2e à 10" de Jean-François Bernard, nouveau maillot vert de leader. En plus, l'étape offre 5" de bonification au premier et 3" au 2e. Le dernier jour, Claudy Criquielion fait sauter le Nivernais. Sur le plat, personne ne vient donner un coup de main au Français. "Après l'incident de vendredi, toutes les équipes se sont liées contre nous. Mais cela n'enlève aucun mérite à Criquielion qui était le plus fort et qui avait la meilleure équipe". La pénalité qu'avaient refusée les commissaires, le peloton lui a fait payer avec les intérêts. Le peloton sait bien qu'à trop flirter avec les voitures, on peut se brûler les ailes. 

Les organisateurs oublient également parfois leur propre règlement quand ça les arrange. Le Tour de France 1904 porte les germes du deux poids-deux mesures qui perd les coureurs. Le règlement du deuxième Tour de France stipule bien que les voitures sont interdites et que tout coureur convaincu de recevoir de l'aide d'un entraîneur ou d'une automobile serait "immédiatement mis hors de course". Henri Desgrange a l'occasion d'appliquer son propre règlement après la 1ère étape Paris-Lyon. Lucien Pothier reconnaît être revenu sur le groupe de tête, après une chute et un changement de machine, dans le sillage de la voiture de son directeur sportif, Delattre, le patron de la grande marque de l'époque, La Française. Le patron de l'Auto n'a pas envie de se fâcher avec un annonceur qui peut lui acheter de la publicité dans les colonnes de son journal. Le fraudeur, 2e du Tour 1903, s'en tire avec une amende mais peut continuer sa route... Les commissaires de l'UVF auront une autre lecture du règlement et Lucien Pothier sera disqualifié quatre mois plus tard. 

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