Jean-René Bernaudeau : « J’espère avoir le temps de tout faire »

Crédit photo Zoé Soullard - DirectVelo

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Créateur du Vendée U en 1991 et manager d’une équipe pro depuis 2000, Jean-René Bernaudeau continue de garder la flamme. Après avoir passé l’hiver en Guadeloupe, il a rejoint Calpe pour passer du temps auprès du staff et des coureurs de TotalEnergies. N’hésitant pas à prendre la parole pour distiller quelques conseils alors que Thibaut Macé et Romain Sicard donnent les consignes avant un entraînement dédié au sprint, ou encore à rappeler un soir, devant tout son groupe, la philosophie qu'il souhaite continuer de donner à sa structure. Alors que ses coureurs étaient sur les routes pour peaufiner les derniers réglages, le patron de l’équipe TotalEnergies s’est livré à DirectVelo.

DirectVelo : Le Vendée U, la réserve de l’équipe TotalEnergie, va continuer en N1 cette saison. Pourquoi n’est-il pas encore au niveau Continental aujourd’hui ?
Jean-René Bernaudeau : D’abord, c’est une équipe amateur de N1 qui représente le cyclisme amateur. La question est : « Est-ce que le cyclisme amateur a encore de l’avenir ? ». C’est beaucoup plus compliqué que ça. Les premiers à créer des Conti ont été bénéficiaires. Aujourd’hui, si tout le monde fait des Contis, la vraie question est : « Que font les clubs, comment vont-ils vivre ? ». Je retiens ce que les scientifiques ont dit. En physiologie, toute personne peut progresser jusqu’à 25 ans. Il y a beaucoup d’exceptions depuis un petit moment. Ce jeunisme fait qu’on va chercher les talents très jeunes. Je suis prudent et j’attends de voir ce qu’on va faire dans quelques années de tout ce brassage des très jeunes. Le milieu des pros est violent. Il y a des très jeunes très doués mais pour moi, ce ne sont pas des exemples, ce ne sont que des exceptions.

Il y a des avantages pour une équipe pro d’avoir sa réserve en Conti plutôt qu’en N1…
Le Vendée U passera peut-être un jour au-dessus. L’avantage de la Conti est de pouvoir avoir un mixte sur certaines courses entre l’équipe pro et la réserve. C’est un vrai plus, ça permet de moins se tromper… Nous, on a une filière historique. Le Vendée U sert à savoir qui est l’homme derrière le coureur. C’est l’éducation, il n’y a que ça qui compte. Est-ce qu’on peut intégrer quelqu’un qui est fort mais qui n’est pas forcément intégrable ? On veut des gens bien, porteurs de valeurs.

« TRÈS PRUDENT »

Comment séduit-on un jeune avec toute cette concurrence ?
On laisse faire la nature. Il faut que le gamin arrive d’une bonne famille. Nous, on a fait nos preuves là-dessus. Chaque coureur va au bout de ses rêves. Certains vont très vite comme Sandy Dujardin. Pour lui, au bout de six mois c’était fait. Certains ont mis trois ans. On est patient. À 22 ans, la vie n’est pas commencée et certains ont déjà trois ans de professionnalisme. Je suis très prudent. Le sport ne peut pas casser les rêves, ni les gens. Cette amertume et cette frustration qu’auront certains, on ne la mesure pas. C’est de la consommation. On ne veut pas rater la perle rare mais tout le monde va se donner les mêmes moyens. L’humain reste prioritaire et la société recherche ça. Amener des collaborateurs qui gagnent leur vie, avoir un monde meilleur. Il y a une dérive sur le business. Les agents interviennent et font monter les prix, mais ils ne créent pas de richesse. Ce n’est pas le monde que j’aime.

Te retrouves-tu encore aujourd’hui dans le monde du vélo ?
C’est un problème d’équilibre. J’ai une dose de plaisir supérieure à mes ennuis. Je sais que mes coureurs me donnent des larmes de joie qui ne s’achètent pas. J’ai très envie de me battre pour qu’ils accomplissent ce rêve. Quand on dit, c’est fini, j’ai envie de faire autre chose, c’est la vraie richesse. Ce n’est par l’argent qui rend les gens heureux. En réalité, le sport n’est pas un métier. Les cyclistes ne sont pas des professionnels pour moi, ce sont l’Elite avec une petite partie de leur vie sous les projecteurs. Ce sont dix ans de leur vie en moyenne. Ils vont faire de belles rencontres. Je ne m’en suis pas privé, je suis à l’école de la vie tous les jours à écouter les gens qui me donnent encore des orientations. Je suis très fier qu’on puisse investir un peu plus sur Mathieu Burgaudeau qui représente toutes ces valeurs. Il a signé son contrat dans mon bureau. Il m’a dit ce qu’il voulait, comme un type qui a envie de prendre des responsabilités.

Comment on passe de Peter Sagan à Mathieu Burgaudeau en taulier... Ce sont deux philosophies différentes, non ?
Ce ne sera pas un taulier mais notre étendard. Ce n’est pas le leader. (Peter) Sagan était une rockstar, c'est une opportunité que j’ai saisie. C'était une belle affaire et une belle rencontre. Pour Mathieu Burgaudeau, on se recentre sur nos origines en détectant et en amenant des gens au bout de leurs rêves. C’est un fils de marin-pêcheur, d’une très belle famille, le premier coureur de l’histoire de l’île de Noirmoutier. On est très heureux et ça excite tout le monde d’avoir un type bien qui a les pieds sur terre. C’est un travailleur.

Mathieu Burgaudeau, c’est une rencontre qui fait du bien dans le vélo d’aujourd’hui ?
Si Mathieu devait réussir au niveau où il espère, ce serait vertueux pour le cyclisme. Mathieu est très doué, il a passé du temps à prendre confiance en lui. On l’a toujours soutenu. On a fait des réglages. On a éliminé quelques problèmes parasitaires autour de lui. Aujourd’hui, il  arrive dans sa plénitude. C’est le bon exemple pour donner l’exemple. Si Mathieu réussit, le Vendée U sera encore plus heureux et le recrutement sera encore mieux. Passer pro, ce n’est rien, c’est durer qui compte. Avoir un contrat dans une Conti, ce n’est pas un aboutissement, c’est le début d’une histoire. Il ne faut pas la rater.

Aujourd’hui, des Juniors s’inquiètent s’ils ne sont pas contactés par une équipe pro…
Je suis inquiet pour eux, ce n’est pas bien. En réalité, ce sont les jambes qui commandent, ce n’est pas le contact avec une équipe pro. Aujourd’hui, un bon coureur ne peut plus passer à travers. Mais il y en a quelques-uns qui ont encore envie de prendre leur temps. Ce n’est pas parce qu’on n’est pas précoce qu’on n’est pas un bon coureur. J’ai aimé ce que Jordan Jegat a dit dans un papier : « tout ce qu’on écrit aujourd’hui, si c’était vrai, je ne serai plus coureur ». Jordan va sans doute éclore demain et ça sera le bon exemple pour dire : « croyez en vous ». Il y a des gens qui ont une éclosion plus lente. 

« MONTRER L’EXEMPLE »

Qu’est-ce qui te motive encore ?
Je veux élargir un peu la pyramide. On travaille pour montrer l’exemple. Comme on n’est pas toujours écouté, on le fait nous. En Vendée, il y aura bientôt une course Minimes et une Cadets tous les week-ends. Je m’attache à ce que le comité de Vendée ait les moyens de le faire. Ce sera dans mes règlements pour amener le financement. On va réinventer pour que les parents viennent avec leurs enfants en sécurité en préemptant des zones artisanales ou industrielles avec des circuits fermés de trois kilomètres. C’est un vrai projet que j’ai à cœur de mettre en place. On dira une fois de plus que la Vendée c’est l’exemple à suivre. Il faut prêter des vélos aux clubs. C’est un sport qui coûte cher… La croissance des Minimes et des Cadets peut être de 10 centimètres dans l’année. Il y a des solutions qu’on va mettre en place. Ce sera fait quand j’aurai le droit de prendre du recul. Je vais passer du temps avec mon département pour mettre en place ce système. C’est moi qui l’ai imposé et j’espère être copié rapidement. En Vendée, ça vit et dans le comité d’à-côté, il y a une course Minimes tous les 15 jours alors que nous, il y en a une par week-end. S’il n’y a pas de courses, il n’y a pas de coureurs. Et inversement. Il faut aller dans les écoles. Le sport a trois valeurs fondamentales : écouter l’entraîneur ou l’arbitre, aller se coucher le soir lorsqu’on est fatigué et le matin, on se lève très tôt parce qu’on a faim. Ce sont des valeurs historiques que la société a besoin d’appuyer en aidant le sport. Il faut que le monde politique comprenne que le sport réduira le taux de voyous. Un gamin qui fait du sport est construit à 20 ans. C’est mon projet de demain…

Tu veux faire ça à court-terme ?
Je suis pressé. On espère le faire en 2024, c’est déjà en route et on veut l’officialiser en 2025. Ce serait une belle récompense avec le vélodrome qui est dans les tuyaux aux Essarts. Ça avance bien, on va faire de la recherche et du développement qui peut aller jusqu’à l’industrie.

Tu te sens toujours obligé de faire tout ça ?
J’ai vécu pendant trois années de mon adolescence avec quelqu’un qui était visionnaire. Son obsession était le monde, le marché et le sport dans 10 ans… Toujours travailler, avoir un coup d’avance, anticiper… Je suis depuis toujours dans l’anticipation. Je suis obsédé par ça, je pense à mon père spirituel tous les jours (Henri Vincendeau, fondateur des magasins U, NDLR). Qu’est-ce qu’il ferait lui à ma place ? Qu’est-ce que je pourrais faire pour qu’il soit fier ?

Et toi, tu es fier de ce que tu fais ?
J’espère avoir le temps de tout faire parce que le temps passe. Je suis quelqu’un qui ne freine jamais. J’ai plein d’idées. Parfois, ça m’empêche de dormir, j’ai peur de ne pas avoir le temps de les mettre en place. Ce sport m’a tout donné et je dois lui redonner au centuple. L’argent, ce n’est pas mon moteur. Mon salaire de PDG, charges comprises, c’est la commission que prend un agent sur un de mes coureurs. L’indécence, ça me blesse. Je ne l’accepte pas, j’ai vu beaucoup d’échecs de coureurs qui ont pris de mauvais virages. J’ai eu une relation avec Arsène Wenger qui m’a expliqué où le foot est allé et que nous, on n’y était pas encore. Le vélo y va et ce n’est pas normal.

« LE CON PREND BEAUCOUP D'ÉNERGIE »

Quand tu vois Cian Uijtdebroeks, 20 ans, toujours sous contrat rejoindre une autre structure… Qu'en penses-tu ?
(Stéphane) Heulot s’est exprimé là-dessus. Je suis sur la même ligne. J’ai eu des négociations avec un coureur qui n’était pas en fin de contrat. Pour moi, il était hors de question de racheter une année de contrat. Je n’aimerais pas qu’on me le fasse, donc j’ai arrêté. Si c’est d’un commun accord, si le coureur est très malheureux où il est... Mais sinon, ce n’est pas très valorisant.

Comment vis-tu le fait d’être déçu parfois par un de tes coureurs ?
C’est une grande déception quand ça arrive. Deux coureurs de mon équipe m’ont vraiment déçu dernièrement pour des raisons précises même si j’ai encore beaucoup d’affection pour eux. Je leur fais ressentir qu’ils n’ont pas besoin de mes conseils. On a envie de développer l'équipe avec un recruteur à qui on mettra des budgets de voiture, de péages, d’avion pour le Vendée U. Aller voir les parents… Quand on voit la maman, on voit les origines de l’éducation et si on n’est pas sûr, aller voir les grands-parents pour voir d’où viennent ces gens, s’ils sont construits. Beaucoup veulent exister à travers leur fils et les voient comme un champion. Beaucoup de copains dans le foot me disent que leur fils va être pro. C’est terrible de vouloir accomplir un rêve par procuration… Je vois donc bien demain, un type qui parle plusieurs langues aller voir tous ces jeunes pour être sûr de savoir s’il le mérite vraiment. Le con prend beaucoup d’énergie, le type mal élevé. Notre énergie, on ne peut pas la diluer et l’attribuer aux gens qui ne nous écoutent pas. Il faut se battre là-dessus, supprimer les gens mal élevés. J’en ai eu.

Tu as changé des choses dans ta manière de faire ?
Il faut que je transmette habilement l’âme avec une nouvelle génération qui a d’autres demandes. Je transmets à Benoît Génauzeau, il a aussi ses méthodes. Je suis un peu le garde-fou en disant « fais attention ». 

Ton discours ressemble à celui d’il y a 15 ou 20 ans ?
C’est un discours philosophique. En 2005, j’ai dit dans Le Figaro : « le business sera bon si le sport reste prioritaire ». C'était le titre de l'article. Je n’enlève pas une ligne de l’article. Il y a des dirigeants qui ne sont pas responsables. On doit s’engager et être responsables. Il faut que mes coureurs soient transparents. J’ai vendu une belle histoire, elle doit être transparente. On ne peut pas dire : « On n’aurait pas cru ». C’est notre travail de savoir si ça va bien chez les coureurs, l’équilibre, l’éducation... Il faut changer les règles, les sanctions. Le sport est un point de la société en danger. Il y a des enfants qui voleront dans le magasin et d’autres qui ne voleront jamais. Le dopage et les gens tricheurs, ce n’est pas une fatalité.

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