1981 : Faire sauter le rideau de fer du CIO

Crédit photo Régis Garnier - DirectVelo

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Il y a quarante ans, le cyclisme était divisé en deux : les pros à l’ouest et les amateurs à l'est. Les meilleurs coureurs de la planète ne pouvaient pas se rencontrer à cause d’un mot sur leur licence et des raisons plus politiques que sportives. Mais la saison 1981 a taillé une brèche dans le rideau de fer qui séparait ces deux cyclismes grâce à l’Open, ces courses ouvertes aux pros et aux amateurs. DirectVelo vous propose en cinq articles un retour sur cette saison qui a lancé le mouvement qui a mené à la licence unique, quinze ans plus tard.

S'il avait eu 23 ans en 1981, Tadej Pogacar, né en ex-Yougoslavie, n'aurait pas déjà gagné deux Tour de France et un Liège-Bastogne-Liège. Mais il aurait pu décrocher sa médaille de bronze olympique, comme cet été à Tokyo, car il serait resté amateur comme Soukho. Il y a quarante ans, l'entraîneur national des Soviétiques est Viktor Kapitonov. En 1960, il est devenu le premier Russe Champion olympique de cyclisme, à Rome. Pourtant, il avait sprinté un tour trop tôt mais il avait assez de réserves pour refaire la même, mais en couleurs. Depuis 1952, l'URSS participe aux JO et les intérêts des Pays de l'Est vont rejoindre ceux du CIO. Les deux rejettent le professionnalisme.

Le cyclisme est né en France professionnel. Mais chez les Anglais, la bonne société ne veut pas mélanger les torchons professionnels, associés aux paris et aux matchs truqués, et les serviettes blanches comme des oies de leurs propres enfants qui n'ont pas besoin du sport pour vivre mais pour se divertir. Les Britanniques imposent cette séparation au vélo quand ils dirigent la première fédération internationale (lire ici). Les deux premiers Championnats du Monde sur piste, en 1893 et 1894 sont fermés aux pros. Puis ils imposent encore l'amateurisme à Pierre De Coubertin, pour rejoindre ses Jeux olympiques. Et les successeurs du baron vont défendre pendant des décennies cette séparation du sport en deux mondes qui ne permet aucun échange. Un amateur qui passe pro, ou pire, qui se fait payer, peut dire adieu aux Jeux du CIO. Le cyclisme n'est pas le seul concerné. En 1932, Jules Ladoumègue et Paavo Nurmi sont éjectés pour cause de professionnalisme. Et ça ne va pas s'arranger avec le Président du CIO d'après-guerre, jusqu'en 1972, l'Américain Avery Brundage.

LA RÈGLE 26 POUSSE AU VICE

Dans la charte olympique, la règle 26 est la règle qui pousse au vice. Selon cette règle, les athlètes sélectionnés pour Moscou ne peuvent non seulement pas être professionnels mais ne peuvent  pas non plus se consacrer totalement à leur sport et délaisser un métier ou les études. Cette règle met hors-la-loi les sportifs qui veulent se préparer sérieusement pour faire mieux que participer... Mais la tolérance zéro est à géométrie variable, comme souvent. Les athlètes de l'Est entretenus par leur État qui leur construit toutes les installations dont ils ont besoin sont de "bons" amateurs. Les coureurs amateurs de l'Ouest qui portent toute l'année des cuissards et des maillots avec le nom d'un groupe sportif qui leur verse des primes kilométriques (et pour certains, touchent une bourse olympique) sont des amateurs qui se préparent au professionnalisme. Mais si on peut fusiller pour l'exemple un Colombien, le CIO ne va pas se gêner. Le 30 mai 1972, Avery Brundage prononce la disqualification de Martin "Cochise" Rodriguez, interdit de Jeux pour faits de professionnalisme alors qu'il est Champion du Monde - Amateurs - de poursuite. Un membre de la fédération colombienne avait fort à propos fait ressortir des photos publicitaires qui utilisaient l'image de "Cochise".

En 1981, l'UCI elle-même est coupée en deux depuis qu'Avery Brundage a imposé un schisme dans les fédérations qui ont un secteur professionnel au milieu des années 60. Mais à l'UCI, il n'y a pas de front uni pour envoyer balader l'Américain et son CIO. Si en 1937 Paul Rousseau, secrétaire général de l'UCI, répondait à un délégué qui s'inquiétait de voir le vélo exclu du programme olympique si on abolissait la séparation pro-amateurs, "nous n'irons plus aux Jeux !", l'UCI s'est internationalisée en trente ans. En 1950, l'URSS et ses pays frères, à l'exception de la Hongrie, boudent le Congrès de l'UCI. Mais depuis, ces pays prennent du poids par leurs résultats. En 1961, 76 fédérations sont affiliées à l'Union. Les pays de l'Europe de l'Ouest intéressés par le professionnalisme ne sont plus seuls au monde même si la répartition des voix les avantage. Le congrès « des Jeux Olympiques » de l'UCI qui se tient fin octobre 1964 à Tokyo coupe l'UCI en deux fédérations, une de professionnels, la FICP, et l'autre d'amateurs, la FIAC. Dans le cyclisme féminin, qui entrera aux Jeux en 1984, la question ne se pose pas car le professionnalisme n’y est pas reconnu et il dépend en entier de la FIAC.

ACCIDENT MORTEL POUR UN SPORT NON-OLYMPIQUE

Mais dans les autres sports olympiques, les meilleurs mondiaux sont-ils séparés ? En athlétisme, le problème est réglé. La fédération internationale porte le A d'Amateur dans ses initiales, IAAF. Les meilleurs athlètes de tous les pays se rencontrent aux Jeux, sauf boycott. Dans le football, les clubs ou les équipes nationales des pays de l'Est rencontrent ceux de l'Ouest sans problème.

Ne pas être sport olympique n'est pas encore synonyme d'arrêt de mort pour les sports concernés (le tennis qui passe à l'Open en 1968 ou le rugby - bastion de l'amateurisme marron - par exemple) et cela grâce à des compétitions internationales bien établies, ce qui n'est pas le cas de l'autre côté du Mur et notamment en RDA et en URSS. Il n'y est pas interdit de pratiquer une discipline non-olympique (il y a même eu des pros en RDA jusqu'en 1954) mais les pratiquants ne sont pas aidés. Cela peut même avoir des conséquences dramatiques. En 1978, le Champion de RDA de demi-fond, Karl Kaminski, meurt des suites d'une chute. Son boyau avant a éclaté à 80 km/h dans une course derrière moto à Leipzig. Ce boyau aurait dû être changé depuis longtemps. Mais la fédération Est-allemande répondait "discipline non olympique" pour refuser de fournir des devises étrangères pour aller acheter des boyaux corrects en Italie, comme le rappelle le site stayerfrance. À cette époque, laisser tomber les sports ignorés du CIO, c'est une caractéristique des Pays de l'Est.

CHAMPIONNAT DU MONDE OUVERT EN 1927

Mais malgré l'épée de Damoclès du CIO, le vélo n'a pas attendu 1981 pour confronter pros et amateurs dans un même peloton. Le premier titre de Champion du Monde professionnel sur route en 1927 est attribué au terme d'une course ouverte aux pros et aux amateurs. C'est même en réalité le Championnat du Monde Amateurs qui s'ouvre aux pros cette année-là.

Après guerre, on pensera régulièrement à inviter des sélections amateurs pour apporter un nouveau souffle au peloton pro, sans passer aux actes. En décembre 1948, les organisateurs du Tour demandent au président de l'UCI, Achille Joinard, l'autorisation d'ouvrir leur épreuve aux amateurs de Suède, Hongrie et Uruguay. En vain. Dix ans plus tard, on parle d'une sélection colombienne pour le Giro. Sans lendemain.

Et puis parfois, ce sont les Amateurs qui s'invitent. Au début du mois d'août 1960, le vice-président du Conseil des sports d'URSS, Postinikov déclare à Paris : "En 1963, nous serons prêts à participer au Tour de France qui est vraiment une très grande épreuve. Il faudra d'abord que les dirigeants de l'UCI acceptent la licence unique. Il faudra aussi que la Course de la Paix et le Tour de France soient moins rapprochés". Commentaires d’un journal communiste : "Une équipe d'URSS, voilà qui relancerait le Tour de France qui, s'il reste une affaire italo-franco-belge, est appelé à se scléroser". Après le Tour de France 1966 qui fut la vitrine de tous les défauts du cyclisme pro avec des collusions, Félix Lévitan provoque un cataclysme : le Tour de France sera inscrit au calendrier amateur et deviendra Open en 1967. Mais la FIAC refuse. Coup d’état raté.

1974 : LE PREMIER ÉLAN

Avant 1981, c'est la saison 1974 qui lance la vague de l'Open dans le petit monde du vélo. La saison internationale s'ouvre avec Paris-Nice. Jean Leulliot, l'organisateur, invite les Polonais dont le Champion du Monde Richard Szurkowski, qui sera donc opposé à Eddy Merckx. Mais les équipes pros traînent des pieds et les coureurs serrent les patins. Les pros français s'opposent à la participation des Polonais aux courses de préparation sur la Côte d'Azur. Les groupes sportifs italiens, sauf la Molteni de Merckx, veulent boycotter Paris-Nice. Au final, les coureurs français renoncent à la grève. Mais ils demandent d'avoir le droit de participer aux courses amateurs et refusent de voir des coureurs amateurs mêlés aux équipes pros. Le président de l'UNCP, leur syndicat, Cyrille Guimard, déclare en février, "nous sommes parvenus à cette conclusion que l'unification du cyclisme professionnel et amateur était souhaitable. Mais il importe de prendre des précautions. Nous acceptons donc de participer à Paris-Nice aux côtés des amateurs polonais pour affirmer notre bonne volonté". Du côté italien, les Bianchi de Felice Gimondi, le Champion du Monde, seront bien là également. Gimondi ira même en fin d'année au Tour de Colombie ouvert aux pros, tout comme les Espagnols de la Kas. L'Open peut donc même rapporter pour les pros... Toujours en 1974, le Tour de l'Avenir s'ouvre également aux pros et aussi, déjà, aux amateurs colombiens. La saison se termine par l'Étoile des Espoirs, organisée également par Jean Leulliot, où l'amateur Bernard Hinault se frotte pour la première fois aux pros. Et il faut un grand Roy Schuiten, qui va gagner le Grand Prix des Nations, pour le battre contre-la-montre. L'année suivante, néo-pro, le Blaireau gagnera le Circuit de la Sarthe, course amateur devenue Open. L'ouverture se fait bien dans les deux sens.

La clef, pour faire définitivement sauter le verrou du rideau de fer sportif, c'est donc d'ouvrir les Jeux olympiques à toute l'élite sportive, sans distinction de fiche de paie ou de travail fictif. À quelques mois des Jeux de Moscou, Mikel Jekiel, le secrétaire général polonais de l'UCI, se déclare pour l'ouverture des Jeux Olympiques à toutes les catégories, donc y compris les pros.

Et c'est justement en 1981, que le rideau va commencer à s'entrouvrir. Fin septembre 1981, le congrès du CIO de Baden-Baden, avec le nouveau président Juan Antonio Samaranch, modifie légèrement l'article 26. "Les compétitions ouvertes ou professionnelles n'ont pas leur place aux Jeux Olympiques, maintient le CIO, mais l'observation de cette règle ne doit pas créer d'inégalités entre les concurrents". Les athlètes d'État ne doivent donc plus être les seuls à pouvoir consacrer beaucoup de temps à leur sport. Le CIO discutera avec chaque fédération internationale pour décider des règles d'admission des athlètes aux Jeux selon les spécificités de chaque sport. C'est la première étape qui ouvrira la porte des Jeux aux professionnels. Pour le cyclisme, ça viendra en 1996.

Les articles de la série 1981, l'année de l'Open :
L'Open dans toutes les têtes
Faire sauter le rideau de fer du CIO
Rendez-vous manqués et belles rencontres
Dominique Celle : « J'aurais dû faire 2e »
Le cyclo-cross en avance sur l'Open 

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