Les pros et les amateurs : des diables et des petits saints

Crédit photo Zoé Soullard - DirectVelo

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Pendant le confinement, avec l’arrêt des compétitions, la fragilité des équipes pros a, encore une fois, été mise en évidence. Des voix ont demandé une réforme. Une de plus. Car depuis sa création, le cyclisme est professionnel et les réformes se sont succédées. DirectVelo vous propose de réviser l’histoire des structures du cyclisme pro. Premier rendez-vous - Les pros et les amateurs : des diables et des petits saints.

Le cyclisme est né professionnel sans le savoir. A sa création (1), tout le monde court ensemble. Le premier grand ville-à-ville, Paris-Rouen 1869, ouvert à tous, offre 1000 F au premier. Aux débuts du cyclisme et pendant 20 ans, la majorité des courses se déroule autour des parcs, des places, des mails et des foirails. Les entrées sont payantes et les courses sont classées selon le périmètre de leur participation : internationale (souvent nationale en réalité), nationale, régionale ou sociétaire (réservée aux coureurs du club organisateur). Et puis les Anglais s'en sont mêlés et les problèmes sont arrivés.

La guerre de 1870 a retardé l'épanouissement de l'industrie du cycle et des courses en France. Ce n'est pas le cas en Angleterre. Mais Outre-Manche, la vision du sport est totalement différente. Chez les Anglais, le sport est un passe-temps pour les jeunes gens de bonne famille qui n'ont pas besoin de ça pour vivre. En France et dans d'autres pays, les prix en course arrondissent les fins de mois quand ils ne font pas le mois tout entier. Par exemple, en 1883, Charles Terront, futur vainqueur de Paris-Brest-Paris 1891, empoche 345 francs en une journée de course à Fougères. Il en gagnait 150 par mois quand il travaillait à l'agence Havas comme coursier. Les Anglais veulent un cyclisme et un sport amateur et vont l'imposer au monde cycliste, comme ils l'imposeront plus tard aux Jeux olympiques.

Preuve de cette domination, voilà ce qu'écrit un journaliste français sur l'Angleterre, en 1895 : “la nation qui a gouverné le monde cycliste d'une manière presque générale pendant de longues années, à l'aide de règlements de courses qui ont été successivement adoptés par la plupart des autres nations”.

L'ICA, UN DOMINION ANGLAIS

Ce monde amateur, un journaliste anglais, Henry Sturmey, va le créer. Il est à l'origine de la création de la première fédération internationale, l'International Cyclist's Association dont il est le Secrétaire Général. Jusqu'à l'élection d'Hein Verbruggen à la présidence de la FICP (2) en 1985, ce poste de Secrétaire Général est un poste très influent dans les fédérations.

L'ICA est créée en novembre 1892. Ce n'est pas l'UVF (3) qui y représente la France cycliste mais l'USFSA (4) qui a eu pour Secrétaire Général, Pierre de Coubertin, le rénovateur des Jeux Olympiques. L'ICA se veut bien le temple de l'amateurisme. L'UVF mais aussi la fédération italienne sont ainsi bordurées en raison de leur position en faveur du professionnalisme. Mais elles seront intégrées l'année suivante.

À cette époque, en France, tout le monde court ensemble. Sauf quand Bordeaux-Paris se soumet aux ordres anglais pour avoir le privilège de voir des coureurs amateurs d'outre-manche au départ de la première édition de leur course en 1891. Les professionnels sont interdits au départ.

L’ANGLETERRE EXASPÈRE

L'Angleterre est toujours partante pour exporter ses coureurs amateurs mais beaucoup plus frileuse pour recevoir des « amateurs » étrangers. Elle leur impose sa licence amateur pour courir chez elle. En 1896, la fédération anglaise, la NCU, parvient à imposer cet état de fait dans le règlement de l'ICA. Devant les protestations des autres fédérations, les représentants anglais répliquent « qu'il [est] juste et logique que la NCU [exerce] une action prépondérante sur le monde cycliste car l'Angleterre doit par définition être considérée comme l'essence supérieure et prédominante », rapporte Louis Minart dans le Veloce-Sport.

Cette domination anglaise est amplifiée par la présence d'autres fédérations britanniques comme l'Ecosse ou le Pays de Galles ou celle du Canada, un dominion, qui lui apportent leurs voix.

Les autres pays sont exaspérés. En février 1900 au Congrès de l'ICA, Sturmey quitte la salle quand les délégués veulent supprimer le droit de vote pour l'Ecosse et le Pays de Galles. Pour ne rien arranger, l'UVF réclame la tête de Sturmey. L'ICA décide d'un nouveau Congrès en avril à Paris « contre l'omnipotence un peu bien excessive de l'élément anglais. Nul doute que la journée soit chaude. Il y a du sport dans l'air, c'est certain et il y va avoir quelques matches assez retentissants », écrit Le Vélo le matin du 14 avril 1900. Le résultat du coup d'état de ce 14 avril, c'est la naissance de l'UCI dans un salon de l'Hôtel de Russie à Paris. Les fédérations de France, Belgique, Italie, Suisse romande et des Etats-Unis en sont les membres fondateurs.

L’Angleterre est boutée hors du jeu. Il lui faudra plus de 100 ans, pour reprendre les rênes (5).

LES PROS, LES PESTIFÉRÉS

Avant d'être éjectée, la NCU, la fédé anglaise, aura donc eu le temps de diviser durablement le cyclisme entre les amateurs et les pros. Cette division renforcée par l'olympisme intransigeant et la guerre froide, va étouffer le cyclisme jusqu'aux années 90.

Mais qu'est-ce qu'un amateur et qu'est-ce qu'un professionnel ? Tout le monde n'a pas le même dictionnaire.

Pour la NCU, un coureur est amateur dans un club. Il ne doit toucher aucun prix ni avantage. Un professionnel est un coureur qui n'est plus amateur et doit quitter son club.

Aux Etats-Unis, il y a même trois catégories en 1886. Les amateurs qui n'ont jamais touché de prix. Les « Proamateurs », des amateurs qui ont fauté en touchant des remboursements de frais. Et en bout de chaîne les bagnards, les professionnels, des proamateurs qui ont fauté en touchant des prix en course.

Pour l'UVF, c'est simple. En 1889, tout coureur qui a touché un prix en argent est déclaré professionnel. Mais les amateurs et les pros peuvent toujours courir ensemble. À partir de 1892, certaines courses sur piste ou sur route (Paris-Trouville) sont réservées aux amateurs. Un coureur amateur devient pro dès qu'il touche une prime d'une marque de cycles, qu'il vend ses objets d'art gagnés en course ou qu'il entraîne un coureur pro.

La définition la plus simple et la plus efficace vient de la fédération belge. Un amateur est celui qui court sur une machine qui lui appartient. Un professionnel est celui qui est payé pour courir ou qui monte une machine mise à sa disposition dans le but de faire valoir les intérêts du fabricant, ou du commerçant qui lui confie cette bicyclette. Cette distinction est très intéressante car elle rappelle que le cyclisme est liée à une industrie dès son origine et que la course cycliste est là pour faire vendre.

Pour les meilleurs coureurs amateurs, la définition stricte de leur statut ne peut qu'entrainer des situations intenables. L'amateurisme marron naît avec l'amateurisme.

ARTHUR ZIMMERMANN, UN AMATEUR QUI GAGNE BEAUCOUP D’OBJETS

Le meilleur exemple vient d'Angleterre en 1891. Le meilleur sprinter de l'époque, Arthur Zimmermann, un Américain, est invité pour une tournée au pays de la Reine Victoria. Il a failli être classé pro mais reste parmi les « purs ». Pourtant il monte une machine qui ne lui appartient pas, une Raleigh, une marque anglaise, ceci explique peut être cela. Pendant cette tournée triomphale, l'amateur Zimmermann accumule les trophées à chaque victoire : 135 prix au total dont 3 pendules, 14 « safeties » (bicyclettes), 3 coupes, 10 montres en or qu'il ne porte pas mais prête à des amis, 3 fusils, une voiture, 4 appareils photographiques Kodak qu'il utilise beaucoup, 4 pianos dont il ne sait pas jouer. De quoi ouvrir une succursale du Grand Marché, mais vendre un seul de ces objets le classerait automatiquement professionnel. Zimmermann, 1,80m de talent, sera le premier Champion du Monde de vitesse amateur de l'ICA. En 1894, ses gains l’obligent à passer pro.

Les coureurs professionnels sont donc très mal vus par l'ICA, même si la fédération crée un Championnat du Monde pour les pros en 1895, sur piste. Mais les professionnels savent aussi donner le bâton pour se faire battre. Ils ne se pressent pas pour défendre les couleurs de leur fédération nationale au Championnat du Monde. Ils ont peur du manque à gagner, car pendant qu’ils sont au tournoi mondial, ils ne sont pas à courir le cachet. Déjà en 1885, les journalistes dénoncent les arrangements. Si trois coureurs sont au-dessus du lot, ils se partagent les places dans les différentes courses au programme d'une réunion, pour se répartir également les prix, tout en assurant le spectacle sans forcer.

(1) Jusqu'à preuve du contraire, la première course de vélocipèdes a eu lieu le 31 mai 1868 au Parc de St Cloud à Paris.

(2) Fédération Internationale du Cyclisme Professionnel créée en 1965

(3) Union Vélocipédique de France, l'ancêtre de la FFC, créée en 1881

(4) Union des Sociétés Françaises de Sports Athlétiques

(5) Au Congrès de février 1940 à Milan, le Britannique Southcott est élu vice-Président de l'UCI avec toutes les voix, sauf celles de l'Allemagne (14 voix) et de la Suisse (4 voix)

Notre dossier - Les 1001 réformes du cyclisme pro :
-Les pros et les amateurs : des diables et des petits saints
-La bataille de la licence pro
-Il y a du monde dans le peloton
-Des primes de départ aux courses protégées
-L'UCI laisse passer la révolution des extra-sportifs
-Les organisateurs prennent la main
-Le long chemin vers la licence unique
-Hein Verbruggen, le révolutionnaire
-Du Top Club au ProTour
-Un retour et le WorldTour
-Le retour du classement UCI

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