Les organisateurs prennent la main

Crédit photo DirectVelo

Crédit photo DirectVelo

Pendant le confinement, avec l’arrêt des compétitions, la fragilité des équipes pros a, encore une fois, été mise en évidence. Des voix ont demandé une réforme. Une de plus. Car depuis sa création le cyclisme est professionnel les réformes se sont succédées. DirectVelo vous propose de réviser l’histoire des structures du cyclisme pro. Sixième rendez-vous : Les organisateurs prennent la main.

1958-1962 : L'AIOCC MOTEUR DE DEUX RÉFORMES

Pour récapituler la situation du cyclisme en 1958, il y a d'un côté des équipes en pleine mutation bousculées par les nouveaux venus, les extra-sportifs qui, on l'a vu, sont là pour récolter les fruits de leur investissement. Les équipes avec de l'argent peuvent attirer les meilleurs coureurs. Le cyclisme est déjà un très bon vecteur publicitaire. Le public est nombreux au bord des routes. Les résumés filmés et les premiers directs sont diffusés à la télé alors que la publicité n'y est pas encore autorisée. Mais les équipes ne peuvent recruter des coureurs que dans les pays où il existe un cyclisme professionnel, c'est à dire, seulement l'Europe de l'Ouest.

De l'autre, les organisateurs réunis dans l'AIOCC (1) qui va devenir une force de propositions et qui va très souvent enlever la décision. Jacques Goddet puis Félix Lévitan y font entendre leurs intérêts d’organisateurs du Tour. Ce sont les organisateurs qui font le calendrier. Ils veulent être maîtres chez eux. Ils sont réunis mais pas forcément unis car il y a toujours des petits malins pour offrir des primes de départ que l'AIOCC interdit pourtant.

Au dessus se place l'UCI qui a perdu son président Achille Joinard mort en 1957, remplacé par Adriano Rodoni. Mais le Secrétaire général, la cheville ouvrière de l'UCI reste René Chesal qui est aussi salarié de L'Equipe. Carl Senn le Président de la fédération suisse alémanique fait le constat en 1954 : “Les fédérations perdent de plus en plus le contrôle des courses. Une poignée de vedette fait la loi, autrement dit les indemnités”.

UNE MARQUE COMMERCIALE PAR MARQUE DE CYCLES

Le 5 octobre 1958, René Chesal rend publiques les décisions prises par la commission paritaire UCI-AIOCC pour réformer le cyclisme professionnel.

-Une équipe doit compter entre 5 et 20 coureurs, pas moins pas plus. Rappelons qu'il existe des pros individuels en marge des équipes.

-Les coureurs doivent être liés par contrat avec les équipes pour participer sous leurs couleurs aux plus grandes courses.

-Les constructeurs, les clubs et les groupes sportifs peuvent constituer des équipes professionnelles mais les clubs (exemple l'ACBB et le VC 12 en France) et les groupes sportifs doivent justifier que les pros ne dépassent pas le tiers de l'effectif total de leurs coureurs licenciés. C'est là une mesure pour que ces clubs et les GS soutiennent les indépendants et les amateurs comme le font les marques de cycles. Cette idée d'associer un club à une marque vient de Jacques Goddet qui y voit une garantie dans "l'autorité et l'éducation sportive du groupe professionnel". (2)

-Une marque de cycles ne peut avoir qu'un seul associé sportif (une marque commerciale) par pays.

LA FIN DE LA DOUBLE APPARTENANCE FERME LES FRONTIÈRES

-Chaque fédération pourra décider si les coureurs ont droit à la double appartenance ou pas. La double appartenance, c'est la possibilité pour un coureur de courir dans un pays étranger pour une équipe autre que la sienne, si cette équipe ne dispute pas la course. Par exemple, en 1956, André Darrigade gagne le Tour de Lombardie sous le maillot Bianchi alors qu’il roule pour l’ACBB-Helyett-Potin le reste de la saison.

La FFC interdit la double appartenance à ses licenciés pour éviter que les riches groupes sportifs italiens ne les capturent au coup par coup pour les grandes courses italiennes. En conséquence, les vedettes françaises viendront moins souvent en Italie.

-Les organisateurs pourront limiter le nombre de coureurs d'une même marque au départ de leur course.

-Les primes de départ sont toujours interdites mais des " garanties quotidiennes par journées de présence en course à valoir sur les prix et primes" pour les courses à étapes de cinq jours minimum sont permises. En clair, on garantit un avoir de 35 000 F de l'époque (350 F nouveaux) par jour que l'organisateur ne versera que si le coureur ne réussit pas à gagner cette somme sur les prix en course. Pour comparer, celui qui passe en tête d'un col de 3e catégorie du Tour touche 30 000 F en 1958. Les organisateurs et les coureurs qui enfreignent ce règlement risquent une suspension.

ET VOICI LA COUPE DU MONDE !

Pour couronner l'ère des nouvelles équipes, l'AIOCC et l'UCI créent un nouveau trophée avec un classement uniquement par équipes : La Coupe du Monde intermarques en 1961, sur huit classiques en Italie, Belgique et France (3).

Les équipes ne sont pas obligées de participer à toutes les manches et les organisateurs ne sont pas obligés d'inviter tout le monde. Mais les grandes classiques (qui ne sont pas toutes en Coupe du Monde d'ailleurs) bénéficient d'une protection avec l'interdiction d'autres courses internationales ou de critériums le même jour.

En 1962 s'ajoute un contre-la-montre par équipes couru en France, le GP du Parisien Libéré. Ce contre-la-montre par équipes va connaître le même destin que celui de la Coupe du Monde façon Verbruggen en 1989 et celui du ProTour 2005 : la disparition à court terme. La Coupe du Monde intermarques n'intéresse que les directeurs sportifs. Le grand public ne la connaît pas et ne retient que les vainqueurs individuels des courses cyclistes. Le classement des marques, il s'en fout un peu.

En revanche la Coupe du Monde intermarques va s'internationaliser petit à petit. Le Henninger Turm de Francfort, le Championnat de Zürich, l'Amstel Gold Race. A la fin de la Coupe du Monde intermarques de l'AIOCC en 1988, elle repose sur neuf courses classées Hors-Catégorie et trois autres manches variables (4).

BESOIN D’UNE NOUVELLE RÉFORME DÈS 1962

En 1962, les excès des groupes sportifs ne se cachent plus. L'AIOCC (sauf La Gazzetta dello Sport) craint l'hémorragie des talents vers les courses italiennes en raison de la domination financière des Italiens. Les organisateurs craignent d'avoir du mal à faire sortir les vedettes des groupes italiens pour qu'ils viennent sur leur course, surtout sans prime de départ.

Ils veulent aussi toujours éviter la concentration des meilleurs coureurs dans un petit nombre d'équipes qui leur dicteraient alors leur loi.

Au championnat du Monde sur piste à Milan, en août 1962, Félix Lévitan présente son projet de réforme du cyclisme pro préparé avec le Belge Antoine Herbauts (organisateur de Paris-Bruxelles avec le journal Le Soir), au nom de l'AIOCC, devant la commission du professionnalisme de l'UCI.

Ce projet repose sur sept points.

1Classification des coureurs et des épreuves par catégorie.
     
2 Limitation permanente des effectifs dans les équipes
     
3 Limitation des effectif au départ de chaque épreuve
     
4 Limitation des coureurs étrangers dans les effectifs des équipes
     
5 Droit de transfert pour le passage d'un amateur ou indé chez les pros mais aussi pour le passage d'un pro d'un groupe à l'autre.
     
6 L'indemnité est versée au club pour les amateurs et indépendants ; au groupe sportif quitté pour un transfert de pro.
     
7 Renforcement de la protection des compétitions routières internationales de première catégorie.

FELIX LEVITAN, LE CERVEAU DU CYCLISME PRO


Félix Lévitan est le cerveau du cyclisme professionnel. Déjà quand il était jeune journaliste dans les années 30, il s'attaquait aux règlements, comme celui qui interdisait le changement de roue sur bris de matériel. Au Tour 1937, Félix Lévitan critique les décisions antisportives de Henri Desgrange tout en proposant d'autres solutions. A la Libération, il devient directeur adjoint du Tour dans l'ombre de Jacques Goddet. En 1962, il devient co-directeur du Tour à égalité avec Goddet. Jusqu'à son éviction de mars 1987, il est l'homme fort du cyclisme pro. Hein Verbruggen lui rend hommage ainsi : "Quand je présente à des étrangers le cyclisme et le Tour de France, je n'oublie jamais de leur dire : c'est grâce à Félix Lévitan." (5)

Après plusieurs amendements, il faut attendre le 30 juillet 1963 pour voir la réforme adoptée et mise en place en 1964.

Une marque extra-sportive doit être obligatoirement associée à une marque de cycles.

LES COUREURS CLASSÉS EN CATÉGORIES POUR PROTÉGER LES CLASSIQUES

Les coureurs sont classés en première et en deuxième catégorie. Les premières catégories sont les coureurs vainqueurs des classiques de Coupe du Monde, des Tours nationaux (et pas seulement ceux de 3 semaines) et des championnats nationaux.

Cette classification des coureurs permet de protéger les grandes classiques, dans l'intérêt des organisateurs. En effet, les courses classées en 1ère catégorie (les Coupe du Monde et celles désignées par la commission des professionnels de l'UCI) voient leur protection étendue. Les coureurs classés 1ère catégorie n'ont pas le droit courir le jour-même et la veille d'une grande classique, y compris un critérium, sauf si l'organisateur l'y autorise.

Cette protection va continuer jusqu'à la réforme d'Hein Verbruggen qui la supprimera.

La classification des coureurs a un autre avantage. Il permet d'éviter la concentration de bons coureurs dans la même équipe. Les coureurs de première catégorie sont limités par équipes, en particulier les premières catégories étrangers pour éviter de voir un pays pillé de ses vedettes. Car s'il n'y a plus de têtes d'affiche, c'est beaucoup plus difficile d'attirer des partenaires pour créer une équipe.

Le nombre de coureurs étrangers est aussi limité par rapport à l’effectif total.

ABANDON DE L'INDEMNITÉ FORMATION

Il y a un point où Félix Lévitan a dû reculer, c'est sur la suppression totale de la double appartenance. Ce système est maintenu pour les petits pays cyclistes dont les marques de cycles ne peuvent entretenir une équipe sur tous les fronts européens, c'est le cas pour la Suisse, les Pays-Bas et la RFA. Ce sera aussi le cas plus tard pour les Etats-Unis.

L'idée d'indemnité pour les clubs amateurs est aussi abandonnée. Quand les marques de cycles n'auront plus assez d'argent pour entretenir des clubs amateurs (par exemple Peugeot), les marques extra-sportives ne prendront pas toutes le relais, loin de là.

Avec l'AIOCC, les organisateurs tiennent le cyclisme professionnels et en particulier, le calendrier. Mais l'AIOCC ne tient pas seulement le pouvoir. Elle veut faire évoluer la situation de la licence unique, la grande question des années 50 à 80.

(1) Association internationale des organisateurs de courses cyclistes

(2) « Quel Tour pour demain ? » de Jacques Marchand, Editions Le Pas d'Oiseau. 2013
     
(3) Les huit classiques étaient Milan-SanRemo, Tour des Flandres, Paris-Roubaix, Paris-Bruxelles, Flèche Wallonne, Trois Vallées Varésines, Tour d'Emilie et Paris-Tours.
     
(4) Les neuf classiques Hors-Catégorie étaient Milan-SanRemo, Tour des Flandres, Paris-Roubaix, Liège-Bastogne-Liège, Rund um Henninger Turm, Championnat de Zürich, Amstel Gold Race, Paris-Tours et Tour de Lombardie.

(5) « Ces Messieurs du Tour de France » entretiens de Christophe Penot, Editions Cristel. 2003

Notre dossier - Les 1001 réformes du cyclisme pro :
-Les pros et les amateurs : des diables et des petits saints
-La bataille de la licence pro
-Il y a du monde dans le peloton
-Des primes de départ aux courses protégées
-L'UCI laisse passer la révolution des extra-sportifs
-Les organisateurs prennent la main
-Le long chemin vers la licence unique
-Hein Verbruggen, le révolutionnaire
-Du Top Club au ProTour
-Un retour et le WorldTour
-Le retour du classement UCI

Mots-clés