La culture du tour rendu

Crédit photo DirectVelo

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Dans le monde merveilleux des courses virtuelles, les coureurs peuvent mettre la gomme sans craindre les silex. La crevaison est gommée des règles du jeu. Et dans les courses réelles, celle que tout le monde aimerait retrouver, le règlement permet parfois d'effacer le handicap d'une perçure.

Le vélo est un sport mécanique et la crevaison, comme le bris de matériel, fait donc partie de la course. En Formule 1, la course n'est pas neutralisée quand une voiture s'arrête changer ses pneus, ça fait même partie du spectacle.

En cyclisme, pourtant, la crevaison est passée d'un fait de course à une injustice, au fil des années. Une des conséquences est l'autorisation, étape par étape pendant les années 30, du changement de roue sur tout le parcours après des années d'interdiction (lire ici).

Avant la route, la piste avait imaginé un système pour effacer l'ardoise. C'est le ou les tours rendus. Pour les premiers Six Jours de Paris en 1913, le règlement adopte ce système qui existe déjà ailleurs : quatre tours de 250 mètres rendus en cas de crevaison, bris de matériel ou chute. Dans les années 20, le nombre de tours rendus passe à cinq au Vel' d'Hiv' parisien. À cette époque, tous les routiers font de la piste pour gagner leur vie à travers des contrats pour chaque prestation. Mais pour l'instant, pas question d'importer cette règle sur la route. La crevaison est encore une compagne fidèle des courses sur route et n'épargne personne. "Ah ! Comme les courses sur route nous paraîtrons grises lorsque les coureurs rouleront avec des pneus increvables sur des routes sans passage à niveau… fermés !", écrit Jacques Goddet dans L'Auto en mars 1942. 

PANNE DE JAMBES OU PANNE DE MATÉRIEL ?

Mais les pistards vont tirer sur la corde et confondre panne de matériel et panne de jambes. En janvier 1938, le quotidien Paris-Soir demande la fin des tours rendus après le spectacle d'une Américaine où plusieurs coureurs ont "joué la crevaison" pour souffler un peu. L'hiver suivant les tours rendus sur crevaison sont supprimés au Vel' d'Hiv' et les coureurs se plaignent de perdre toutes leurs chances à cause d'une perçure alors que dans le même temps, les courses sur route s'ouvrent au changement de roue sur tout le parcours. Mais les tours rendus reviendront dans les vélodromes. 

Les tours rendus existent aussi sur la route. Le règlement de la FFC les prévoit pour des circuits de moins de deux kilomètres : un tour pour crevaison ou accident dûment constaté. Dans les courses par étapes aussi les crevaisons peuvent compter pour du beurre. Depuis le début des années 70, dans le Tour de France d'abord puis dans toutes les courses, un coureur accidenté dans le dernier kilomètre est gratifié du même temps que son groupe. Déjà depuis les années 20, les temps étaient pris à l'entrée des vélodromes, des pistes en cendrées ou des hippodromes qui recevaient les arrivées d'étape. La chute en château de cartes juste sous la flamme rouge de l'étape d'Angers du Tour de France 2004 pousse à avancer la limite à 3 kilomètres de l'arrivée depuis 2005.

Cette culture du tour rendu fait passer la crevaison d'un fait de course comme un autre à un manque de chance ou à une injustice. L'accélération des courses liée à l'usage du dérailleur fait du changement de boyau un lourd handicap qui coûte une longue chasse. "L'emploi du changement de vitesse est un incontestable progrès. Il y a cependant le revers de la médaille, celui d'empêcher les coureurs retardés par un accident mécanique de revenir dans le peloton", écrit un journaliste en 1939. Le changement de roue va diminuer la perte de temps (de plus de deux minutes à 30 secondes).

« ALÉAS » OU « TERRIBLE HANDICAP »

Le bureau directeur de l'UCI parle des crevaisons sur piste en 1936 pour chercher "les moyens propres à parer au mieux au terrible handicap résultant des crevaisons". Après le Championnat du Monde sur route 1936 qui a vu Jean Aerts le tenant du titre, écarté sur crevaison, un journaliste belge écrit : "la logique se froisse de voir que les plus grandes chances d'un champion soient soumises à la plus petite crevaison et que tout homme qui en est frappé voie immédiatement ses espoirs d'enlever le titre disparaître".

L'idée qu'un coureur est "victime" d'une crevaison, surtout en passe de gagner, gagne du terrain mais elle a ses adversaires. "Il est indéniable que la crevaison fait partie des aléas de la route. Autoriser le changement de roue, n'est-ce pas nier la crevaison ?", demande en 1934 Félix Lévitan, le futur directeur du Tour de France, au moment où le changement de roue se libéralise. Et même dans Paris-Roubaix, le coureur peut aussi avoir une part de responsabilité quand il perce. Frédéric Guesdon, vainqueur de la classique, pense que le coureur est toujours un peu fautif quand il crève. "Quand tu es à bloc, tu ne choisis plus trop tes trajectoires et c’est là que tu vas à la faute. Par exemple, tu peux voir un coureur de l’autre côté de la route et te dire que ça passe mieux là où il est. Alors, tu traverses, mais c’est là que tu peux te prendre un trou et percer...", déclare-t-il en 2015. Roger De Vlaeminck, Monsieur Paris-Roubaix avec ses quatre victoires, n'a percé qu'une seule fois sur les pavés. 

Certains coureurs acceptent aussi leur sort sans parler de malchance en cas de crevaison. Dans le final de la Classique des Alpes 1993, Thierry Claveyrolat crève alors qu'il n'est plus accompagné que par Eddy Bouwmans. Le Hollandais qui n'a pas mené un mètre à l'avant, ne l'attend pas et s'envole tandis que le coureur du Gan change de vélo. L'Aigle de Vizille termine 2e d'une course qu'il avait dominée jusque là. "Je n'avais pas gagné la course. C'était du 50-50. C'est la course, il faut l'accepter", relativise-t-il après l'arrivée. 

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