La route n'a pas toujours été droite pour le Championnat du Monde

Crédit photo Régis Garnier - DirectVelo

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Ce dimanche, le Championnat du Monde Elite et ses 271 kilomètres seront le temps fort du Championnat et un des rendez-vous les plus importants de la saison des pros. Et pourtant, organiser une course pour désigner le meilleur coureur du monde n'a longtemps pas été une idée qui coulait de source. D'ailleurs comment expliquer qu'il a fallu attendre 1927 pour voir le premier Champion du Monde professionnel alors que le Championnat du Monde de cyclisme existe depuis 1893 et qu'ils ont été repris par l'UCI à partir de 1900 ?

À la fin du XIXe siècle, c'est la piste la discipline reine. Au début du XXe siècle c'est le demi-fond qui fait fureur et attire les foules et donc le plus d'argent. Donc, jusque-là, il est normal de ne pas voir de Championnat du Monde officiel sur route mais le terme "Derby de la route", qui désigne la grande course de l'année, voyage entre Paris-Roubaix et Bordeaux-Paris. En France, il faut d'ailleurs attendre 1907 pour voir la création du Championnat de France pro sur route. C'est Henri Desgrange, "le Père du Tour", qui a soufflé l'idée à l'Union vélocipédique de France. C'est aussi le patron de L'Auto, qui organise le Tour de France et les grandes courses françaises, qui va proposer en 1910 la création d'un Championnat du Monde sur route, sur une épreuve déjà existante, plutôt en France et donc organisé par son journal... Les treize pays représentés au Congrès de l'UCI sont d'accord pour la création mais demandent à la France, la Belgique et l'Italie de proposer un règlement. Personne ne se met d'accord sur la course à choisir. Le projet retourne dormir dans sa chemise.

PLUSIEURS TENTATIVES AVANT D'Y ARRIVER

Quand l'UCI décide, en 1920, de transformer le Championnat du Monde Amateurs de fond sur piste en épreuve sur la route, la fédération anglaise propose de faire la même chose pour les pros. Encore un refus. Le Championnat du Monde de demi-fond derrière motos, qui remplit toujours les tribunes et les caisses de l'UCI et donc des fédérations, est maintenu. Le dossier est réouvert en 1922 mais enterré aussitôt car la fédération internationale estime qu'il y a déjà beaucoup d'épreuves au calendrier. Surtout qu'il y en a une de plus au mois d'octobre, le Prix Wolber, soutenu par L'Auto, qui se présente comme un Championnat du Monde des routiers. Et la marque de Soissons sait y faire pour attirer les meilleurs. Le vainqueur touchera 15 000 F, dix fois plus que le premier prix de Paris-Roubaix. Et pour être sûr de réunir les meilleurs coureurs de la saison, le Prix Wolber met au point un système de qualification qui donnera des idées aux Italiens 40 ans plus tard. Les trois meilleurs de chaque grande course pourront participer sous le maillot de leur marque de cycles. Mais la course qui n'existe que par la volonté de son mécène, va faire long feu quand elle va trouver un adversaire sur sa route.

L'Union cycliste sent que le Championnat du Monde devient une nécessité et en 1927, elle crée le titre pour les routiers professionnels. Mais attention, en fait elle ouvre le Championnat du Monde Amateurs aux pros, contre l'avis de la Suisse et de la Grande-Bretagne. C'est ainsi que sur le circuit du Nurburgring, Alfredo Binda devient le premier Champion du Monde professionnel et que Jean Aerts, 5e sur la ligne, est titré chez les Amateurs. Il a "fourgué" la 3e place pour se payer le voyage. Les deux courses seront séparées dès l'année suivante.

DES ÉQUIPES NATIONALES ET DES COUREURS D'ÉQUIPES DE MARQUE

Mais pour ce premier Championnat, l'UCI a posé une formule qui dure encore aujourd'hui. Puisque les pros et les amateurs étaient dans la même sélection limitée à six coureurs, il était logique qu'ils soient dans une équipe nationale. En 1927, la course est individuelle. C'est encore le cas en 1937 à Copenhague où Grundhal Hansen casse son vélo. Son équipier danois Hermansen s'arrête, le hisse sur ses épaules et le transporte, sur son vélo jusqu'au poste de dépannage pour prendre un vélo de rechange. Les commissaires les mettent hors course. En effet, c'est contraire à l'esprit individuel de la course. L'esprit d'équipe sera reconnu seulement en 1953 et le nombre de coureurs passe de 6 à 8. Il ira jusqu'à 12.

Mais pour des professionnels qui courent toute l'année dans une équipe, la formule n'est pas toujours facile à appliquer. Les exemples sont nombreux l'appartenance à un groupe sportif surpasse le maillot de la sélection nationale. En 1929, Marcel Bidot (France) et Nicolas Frantz (Luxembourg) sont dans le groupe de tête du Championnat du Monde qui a lieu à Zurich. Ils sont chez Alcyon "dans le civil" et leur alliance est visible mais quand le Luxembourgeois s'échappe à 30 kilomètres de l'arrivée, le Français perce et perd son rôle protecteur. Revu, Nicolas Frantz pointe Binda avant l'arrivée et c'est Georges Ronsse qui l'arrange au sprint. Sans passer en revue toutes les éditions, on peut remonter à Florence 2013 où Joaquin Fernandez voit revenir dans le dernier kilomètre Rui Costa qui s'était débarrassé d'Alejandro Valverde, sélectionné dans l'équipe espagnole mais coéquipier du Portugais chez Movistar.

LE MEILLEUR COUREUR DE L'ANNÉE OU LE MEILLEUR DE LA JOURNÉE ? 

Mais très vite la formule de la course d'un jour disputée en ligne pour désigner le Champion du Monde va être remise en cause. Le journaliste Serge Lang résume le problème en 1956. "Est-ce que l'épreuve de l'UCI couronne le meilleur coureur de l'année ou le meilleur de la journée sur un circuit particulier ?". C'est là l'enjeu de trouver la formule idéale. En 1931, la fédération internationale décide de faire disputer le Championnat à Copenhague sous la forme d'un contre-la-montre, pour les pros et les amateurs, pour lutter contre les irrégularités avec les véhicules suiveurs et s'assurer du caractère individuel. L'expérience ne dure qu'un an mais Achille Joinard, le Président de l'UCI, la remet sur le tapis pour le Championnat du Monde 1956, encore à Copenhague. Il propose de disputer le titre contre-la-montre à cause du manque de difficulté du parcours. Ce sera rejeté mais le Français en profite pour ressortir le dossier de la formule du Championnat du Monde.

Déjà, en 1931, l'Italie propose que chaque pays organisateur soit libre de choisir la formule du Championnat du Monde. Elle envisage même un Championnat en 3 ou 4 étapes de natures différentes. Cette proposition est rejetée par le congrès de l'UCI de février mais elle va devenir un long serpent de mer qui va remonter plusieurs fois à la surface. Après la guerre, en 1949, l'UVI (la fédération italienne) propose que le Championnat du Monde se dispute sous forme de triptyque pour être sûr que le Champion du Monde soit le meilleur coureur et le plus complet : course plate, course de côte et contre-la-montre. Refusée, cette formule est donc ressortie par Achille Joinard en 1955. Sans plus de succès. La course en ligne a ses défenseurs.

CLASSEMENT COMBINÉ

En 1969, un groupe de travail mené par Louis Perfetta, Président de la commission technique qui élabore les règlements, imagine ce que pourrait être le Championnat du Monde sur deux ou trois épreuves. En 1976, Adriano Rodoni, qui a succédé à Achille Joinard depuis 20 ans, essaie de faire passer cette idée : faire disputer un contre-la-montre trois ou quatre jours avant la course en ligne, par exemple, le jour du 100 km par équipes des Amateurs. Toutefois, les points marqués lors de ce contre-la-montre doivent conserver à la course en ligne son caractère décisif. Rodoni y voit une source de recettes supplémentaires (l'accès au circuit est payant) et donc des prix aux coureurs améliorés. L'Italien va même encore plus loin. Il veut créer aussi un Championnat du Monde par équipes de marques (alors qu'il existe déjà la Coupe du Monde intermarques de la FICP) sur trois à cinq épreuves annuelles attribuées par rotation aux divers pays. Chaque groupe sportif devrait obligatoirement aligner quatre à six coureurs. La première course pourrait être une course de côte pour les meilleurs grimpeurs de l'équipe, la deuxième une "kermesse aux points" et la troisième une course contre-la-montre par équipes. Le titre mondial serait attribué à l'équipe ayant récolté le plus de points. Le menu rappelle un peu les "Hammer Series" pourtant présentées par leurs promoteurs comme une grande nouveauté. Les équipes de marques auront bien leur Championnat du Monde entre 2012 et 2018 mais l'idée d'Adriano Rodoni est remisée dans son tiroir.

Le classeur du Championnat du Monde en plusieurs manches va bientôt déborder. En août 1980, la FICP, la fédération des pros, adopte le projet d'un Championnat du Monde sur route en deux manches pour le mettre en place au mondial de 1982 en Angleterre. Le but est encore une attribution plus juste du titre de Champion du Monde : une course contre-la-montre (40 km maximum) disputée le vendredi et une course en ligne (180 à 210 km) le dimanche. Le titre serait attribué aux points en fonction des places obtenues par les 25 premiers de chaque épreuve avec possibilité de majoration des points de la course en ligne en cas d'arrivée solitaire ou en petit groupe. Au mois de novembre suivant, le comité directeur rejette le projet devant les réactions négatives de nombreuses fédérations nationales. La création du Championnat du Monde contre-la-montre enterre définitivement tous les projets de combiné ou d'Omnium.

COMMENT S'ASSURER LA PARTICIPATION DES MEILLEURS ?

Un autre sujet de discorde est la participation par équipes nationales. Entre mésententes et règlement de compte, les sélections n'assurent pas toujours la présence des meilleurs coureurs à la course qui doit désigner le meilleur coureur de l'année. En 1962, Rik Van Looy se prononce pour un Championnat du Monde par équipes de marques, un an avant de se faire repasser par Benoni Beheyt son coéquipier belge d'un jour. L'Italie est toujours riche d'idées pour le Championnat du Monde. Début 1967, la Gazzetta dello Sport propose à la FICP un nouveau système de sélection pour le Championnat des pros, qui ressemble au système de sélection du "Wolber", qui qualifierait les coureurs les mieux classés des grandes courses, ce qui revient à passer au-dessus des fédérations nationales. Refusé. L'année suivante nouvelle proposition italienne mais seulement pour les vainqueurs des grandes classiques (encore une fois, personne ne parle de Monuments à cette époque) et des grands Tours. Rejeté.

Le Championnat du Monde reste la course disputée par des sélections nationales. Même si parfois les groupes sportifs ne sont pas très loin. En 1981, c'est Peugeot qui a payé les frais d'affiliation de la fédération irlandaise pour permettre à son coureur Stephen Roche d'être au départ du Championnat du Monde. Peugeot fournit aussi les voitures à l'Irlande et à l'Australie puisque Phil Anderson est aussi un coureur Peugeot. Aujourd'hui, les équipes du WorldTour mettent à disposition leurs bus aux pays de leurs meilleurs coureurs.

L'IDÉE D'UN PARCOURS MINIMUM

L'autre facteur clef pour être sûr de désigner un Champion du Monde complet, c'est le parcours. Dans son histoire, le Championnat du Monde a parfois accouché d'une souris. En 1935, sur le circuit plat de Leipzig, Karel Kaers devient le plus jeune Champion du Monde de l'histoire, plus jeune que Lance Armstrong en 1993. Il gagnera ensuite le Circuit de Paris et le Tour des Flandres. Le circuit de kermesse de Leipzig n'a pas plu. Lors du même Congrès de février 1935, une définition du circuit idéal est donnée. "Un Championnat du monde doit être disputé sur un parcours normal, comportant les difficultés que l'on rencontre sur une route ordinaire, c'est à dire côtes et descentes, virages, pavés, traversées d'agglomérations, voire passages à niveau". Pour lutter contre les parcours trop faciles comme celui-ci, Charles Joly de l'Auto propose, pendant ce Congrès, une définition mathématique : imposer "une différence de niveau minimale de X mètres sur l'ensemble du parcours". Bien avant les applications, les logiciels de parcours et les D+, on pouvait se soucier de ce qu'on n'appelait pas encore le dénivelé positif. Et pour les pays plats comme les Pays-Bas ou le Danemark, il propose de faire disputer le Championnat du Monde contre-la-montre quand le circuit ne peut pas atteindre ce nombre plancher.

L'édition 1959 est l'exemple parfait que le parcours ne fait pas la course. Les Pays-Bas sont désignés pour l'organisation. Le choix du parcours fait débat. Au sein de l'UCI, on aimerait retourner sur les pentes du Cauberg à Valkenburg. La fédération répond qu'il ne peut pas être utilisé en raison de l'affluence de touristes. Elle propose à la place le circuit de Zandvoort, tout plat mais les Hollandais promettent que le vent rendra parcours très difficile. Le comité directeur de l'UCI vote pour décider du circuit et d'une voix, le circuit automobile emporte la pole position. Le jour de la course, les coureurs partent plein pétrole, André Darrigade sort en échappée avec deux autres coureurs à 220 km de l'arrivée d'une course qui en compte 292. Le peloton ne le reverra jamais et le Français devient Champion du Monde.

PAS DIGNE DE PORTER SON MAILLOT ARC-EN-CIEL

Bien souvent, le parcours est accusé avant même la course. C'est le cas en 1949 sur le circuit de Copenhague jugé trop facile qui fait craindre un "Champion du Monde à la Middelkamp", sacré en 1946 sur le circuit plat de Zurich. Le vent s'en mêle et le podium Van Steenbergen devant Kubler et Coppi est un des plus beaux dont pouvaient rêver les organisateurs. En 1969, le circuit tout aussi plat de Zolder profite à Harm Ottenbros, échappé avec Julien Stevens. C'est le jour de gloire du Hollandais mais il devient aussi, pour très longtemps, le symbole et le nom du Champion du Monde surprise.

À l'époque on imagine mal un Champion du Monde lâché du peloton dans une bosse. Au point qu'Heinz Muller, sacré en 1952, refuse de porter son maillot arc-en-ciel au Tour de l'Ouest 53 car il ne s'estime pas assez en forme. Son directeur sportif, Francis Pélissier, est aussi très heureux de payer les amendes pour laisser visible le maillot rouge et blanc de La Perle, son équipe. Il avait été titré sur un circuit critiqué pour son manque de difficulté, à Luxembourg, au terme d'un sprint massif.

LE RETOUR EN ARRIÈRE DE L'UCI

Le décalage du Championnat du Monde de la fin août au mois d'octobre à partir de 1995 change la donne. Les meilleurs coureurs de la saison sont bien souvent fatigués et la fraîcheur joue un rôle déterminant alors qu'au mois d'août, les coureurs du Tour de France étaient encore présents. D'ailleurs, le Conseil du cyclisme professionnel, bien conscient de l'erreur de placer le Championnat si tard, l'avance de quinze jours en 2005. Quand David Lappartient briguait la présidence de l'UEC en 2013, il avait exposé un programme pour le cyclisme de demain avec un calendrier par séquence où le Championnat du Monde serait placé en juin avant le Tour de France. 

L'UCI veut aussi alterner les types de circuit pour que chaque spécialité de coureur y trouve son compte, et plus seulement les coureurs complets. C'est ainsi que le circuit de Copenhague, encore, est favorable aux sprinteurs en 2011. En 2016, les hommes rapides du peloton se frottent les mains avec le Championnat du Monde au Qatar sur un circuit sans bosse. Mais les coureurs plus occupés à choisir leur poisson-pilote ont oublié que pour gagner une course au sprint, il faut d'abord être dans le premier peloton. La traversée du désert dans la partie en ligne et le coup de bordure des Belges dynamite la course. Peter Sagan domine un peloton de moins de vingt coureurs à l'arrivée. Encore une preuve que ce sont les coureurs qui font la course.

Retrouvez nos huit histoires de Championnat du Monde :
1ère partie
2e partie.

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