L'Omnium : 70 ans pour avoir la peau de la poursuite

Crédit photo Dario Belingheri - bettiniphoto.net - uec.ch

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Vendredi, c'était le jour de l'Omnium et de la poursuite individuelle féminine au Championnat d'Europe sur piste, à Plovdiv. Le tour des poursuiteurs arrive ce samedi. Les deux disciplines ont une histoire parallèle où, à chaque époque, l'une prend le dessus sur l'autre et pas toujours la même.

En 1938, quand l'Omnium et la poursuite étaient absents du programme du Championnat du Monde sur piste, Charles Joly, journaliste de L'Auto, sentait déjà qu'il y avait un match entre les deux spécialités. "Un championnat individuel de l'omnium est une épreuve officielle qui s'impose encore plus que le Championnat du Monde de la poursuite car on peut dire que le match omnium fait aujourd'hui partie intégrante de tout programme de vélodrome".

DÉSIGNER LE COUREUR LE PLUS COMPLET

L'Omnium est le fruit de l'imagination des directeurs de vélodrome pour donner du sel à leurs réunions. Depuis la fin du XIXe siècle, l'économie de la piste professionnelle est basée sur la billetterie. Il faut donc attirer le spectateur qui veut occuper son dimanche. Le programme d'une réunion est monté comme celui d'un music-hall avec un clou du spectacle. Au début du XXe siècle, le public s'est enthousiasmé puis lassé des matchs de vitesse et des revanches. A défaut de trouver de nouveaux acteurs de talent, les vélodromes vont leur offrir des rôles de composition.

Le 13 mai 1917, le Parc des Princes, qui fait partie du même groupe que L'Auto, a une idée pour distraire ceux de « l'arrière » : L'Omnium, "la course la plus originale de l'année" pour ses organisateurs. "Une épreuve curieuse" pour ses concurrents intrigués. Le principe est de désigner le coureur le plus complet en opposant l'un à l'autre un sprinter, un routier et un stayer. Il y a donc trois coureurs : Julien Pouchois dans le rôle du sprinter, George Sérès dans celui du stayer et Charles Deruyter, le Belge, dans celui du routier. Il y a trois manches : vitesse sur 1 km – 10 km derrière motos - 20 km derrière tandems. Une pièce en trois actes. C'est pratique, ça évite les ex-aequo car le classement général se fait à l'addition des places. Le système est déjà utilisé dans des matchs de vitesse à quatre ou cinq, et l'était aussi pour le classement général du Tour de France jusqu'en 1912. Le public n'est donc pas dépaysé et comprend facilement.

Ce jour-là, chacun gagne sa spécialité et Georges Sérès enlève le général. "La formule de l'Omnium plaît au public" conclut L'Auto. Vox populi, vox Dei, l'Omnium est adopté par les vélodromes.

POURSUITE ET ENTRAÎNEURS, LES DEUX PILIERS

Le nom d'Omnium est répandu dans le sport d'avant la guerre de 14. Il désigne une compétition ouverte à tous, en particulier dans le milieu du turf. Mais l'Omnium rappelle aussi des souvenirs à Henri Desgrange, le patron de L'Auto et du Parc des Princes. C'était le nom, vers 1895, d'un club regroupant de riches industriels intéressés par le cyclisme. En choisissant de s'unir avec l'Union Vélocipédique de France (l'UVF, l'ancêtre de la FFC), l'Omnium la sauve de la concurrence d'autres fédérations. Mais elle lui impose son règlement des courses sur piste et son secrétaire général… Henri Desgrange.

La poursuite est ajoutée aux matchs-omnium dès que le plateau passe à quatre coureurs au début des années 20. Avec quatre coureurs en même temps en piste, la poursuite ressemble au jeu des petits chevaux où celui qui rejoint un concurrent le « dégomme » et l'élimine. Le but est de rejoindre le dernier concurrent avant la distance limite. L'ajout de la poursuite va faire d'Oscar Egg, le recordman de l'heure depuis 1914, le premier grand spécialiste de l'Omnium. Preuve de sa polyvalence, le Suisse est aussi recordman du monde du 500 mètres lancé. Cette épreuve combinée est taillée pour son talent.

Avec la poursuite, la course derrière entraîneurs est l'autre pilier de l'Omnium à l'origine. Elle a un avantage : elle donne de la vitesse car il n'est pas question de payer pour voir un scratch couru à 33 de moyenne. Ce système ne sacrifie pas un coureur qui prendrait du vent pour les autres. Elle a un inconvénient, il faut payer les entraîneurs. Pour les matchs-omnium au Vel' d'Hiv' ou au Parc des Princes, il faut un service de dix entraîneurs à tandem par coureur. L'invention du Français Léon Derny, en 1934 (lire ici), un engin motorisé vite baptisé du nom de son inventeur, va mettre plus d'un tour dans la vue au tandem et s'imposer.

LE GRAND SOIR DU 16 DÉCEMBRE 1949

Les entraîneurs sont très utiles dans les matchs-omnium et seront les compagnons des Omniums jusqu'aux années 80. Même pour la manche de vitesse par exemple. Au début des années 20, dans une course à trois ou quatre en une manche sèche, on ne se presse pas au portillon pour mener. Les temps morts sont les ennemis du spectacle. C'est déjà pour ça que l'élimination est inventée en 1904 (lire ici), pour empêcher les sprinters de faire du surplace qui ennuie les spectateurs. Alors pour emmener le sprint, rien de mieux qu'un tandem "qui fait le pas", surtout pour une distance de 1500 mètres (six tours du Vel' d'Hiv'). Un sprint lancé derrière entraîneur,… les Japonais n'ont rien inventé avec le keirin.

Quand il n'y a pas de Derny, certains le réclament. En 1947, avant le Critérium d'hiver, le Championnat de France officieux, trois manches sont au menu (1 km lancé, une course aux points et une poursuite). André Pousse, engagé pour ce Critérium mais pas encore la « gueule de mandat d'arrêt » du cinéma français, réclame : "Une quatrième manche derrière Derny ou motos commerciales complèterait on ne peut mieux une compétition qui mériterait alors pleinement son appellation d'Omnium".

Ce Critérium d'hiver est qualificatif pour un Critérium international, organisé par le Vel' d'Hiv' en janvier 1948. Mais c'est le 15 décembre 1949 que les gérants du vélodrome parisien montent la grosse affiche avec une distribution de rêve. "L'Omnium des cinq Grands" ou "L'Omnium du demi-siècle" comme le baptise le journaliste Albert Baker d'Isy. La soirée est présentée comme le Championnat du Monde officieux de l'Omnium. Pas besoin de remise officielle d'un maillot, il y a déjà plusieurs tuniques arc-en-ciel parmi les cinq invités de marque. Rik Van Steenbergen, Champion du Monde sur route, Gerrit Schulte, Champion du Monde de poursuite, Ferdi Kubler, vice-Champion du Monde sur route, et le recordman de l'heure, Fausto Coppi, qui porte un maillot de soie jaune en rapport avec sa victoire au Tour de France. La cinquième place est mieux qu'un strapontin. Elle est occupée par Milo Carrara qui deviendra le coureur français le plus titré dans les 6 Jours. Trois manches sont prévues : le kilomètre lancé, la course aux points et la course derrière derny. Le nombre impair de participants empêche la tenue d'une poursuite et cela va avoir des conséquences.

DES CHAMPIONS SANS CHAMPIONNAT

Le public alléché par l'affiche et tout le battage autour de l'évènement remplit les tribunes du Vel' d'Hiv'. Fausto Coppi est le plus acclamé par les 15 000 spectateurs. La radio retransmet en direct à 23 h la dernière manche, la course derrière derny. Les photographes et les caméramen mitraillent les vedettes sur la ligne de départ. Il faut plus d'une minute au speaker pour énumérer les palmarès des participants. Mais ce n'est qu'un contrat de plus pour ces pros de la piste. La semaine d'avant, Rik I a déjà devancé facilement Schulte et Kubler à Anvers. Ce soir-là à Paris, le Belge et le Hollandais sont « dans le coup ». Schulte gêne Carrara dans la course aux points pour favoriser Van Steenbergen. C'est le « train bleu » au grand jour. Le Néerlandais déclassé, sifflé, se venge en gagnant le derny mais le mal est fait. La soirée est gâchée. Albert Baker d'Isy regrette l'absence de poursuite qui aurait évité les collusions. Rik Van Steenbergen gagne l'Omnium mais la piste professionnelle creuse sa tombe.

Dans l'entre-deux guerres, l'UVF se refuse à se lancer dans l'inflation des maillots tricolores "pour ne pas en diminuer la valeur". L'UCI suit le même chemin. Le programme du Championnat du Monde se limite jusqu'aux années 30 à la vitesse et au demi-fond. Sous la pression des Pays-Bas, la poursuite obtient son maillot arc-en-ciel en 1939.

L'Omnium né pour confronter les différents spécialistes de la piste donne naissance à un nouveau spécialiste : l'omniumiste. Mais il n'a pas de championnat à lui pour endosser un maillot tricolore ou arc-en-ciel alors que l'Omnium est couru sur les pistes du monde entier. C'est un manque à gagner pour ces coureurs qui ne peuvent monnayer un titre officiel alors que les contrats sont leur seule source de revenus. "Cela viendra sans doute un jour, peut-être lorsque, l'expérience des années aidant, une formule-type et officielle aura été trouvée pour le match-omnium. Il serait à souhaiter que les dirigeants de l'UCI puisent dans l'expérience qui va être tentée, les éléments nécessaires en vue de la création future d'un championnat du monde officiel de l'Omnium", espère L'Auto avant une première tentative pour convaincre la fédération internationale en août 1933.

À LA RECHERCHE DE LA BONNE RECETTE

Ce Critérium Mondial de l'Omnium est disputé en levée de rideau des Championnats du Monde 1933, au Parc des Princes. Enfin, plutôt en répétition car il a lieu une semaine avant le Championnat proprement dit et les délégués de l'UCI ne sont pas encore rendus à Paris. Ils ne verront rien de l'Omnium.

Pour cette tentative de démonstration, neuf coureurs sont au départ, c'est beaucoup pour les habitudes de l'époque. Quatre Français et cinq étrangers. Quatre manches sont choisies : addition de points sur 5 km (11 tours, sprint à tous les tours), km départ arrêté, poursuite 5 km avec des séries et des finales à deux, course derrière motocyclettes de Bordeaux-Paris (le derny n'existe pas encore) sur 20 km. Marcel Guimbretière, vainqueur des Six Jours de Paris au printemps, s'impose dans une course sans lendemain. En 1958, un Omnium est disputé au Parc des Princes en épreuve d'encadrement du Championnat du Monde mais plus en vedette américaine que pour séduire l'UCI.

Chaque vélodrome a sa recette d'Omnium avec ses ingrédients et c'est bien un handicap pour convaincre l'UCI. En 1937, le journaliste Jean Leulliot demande aux vélodromes européens de s'entendre sur un règlement type sinon "nous aurons des omniums pour sprinters, des omniums pour poursuiteurs, des omniums pour routiers, des omniums pour stayers, cyclo-crossmen etc. Et nous ne connaîtrons jamais exactement le meilleur athlète complet de la piste !". Jean Leulliot ne croit pas si bien dire. Il y a déjà eu à Milan en 1922, un match entre l'Italie, la France et la Belgique, par équipes de deux, avec des épreuves sur route et sur la piste. Mais en 1943, pour parer l'interdiction des courses par étapes, un organisateur imagine l'Omnium de la route avec trois étapes en une journée : une course en ligne, une course de côte en circuit et un contre-la-montre. L'organisateur s'appelle Jean Leulliot. La formule du triptyque sera reprise pour le Critérium National puis le Critérium International.

PREMIER CHAMPIONNAT D'EUROPE

Alors les organisateurs des vélodromes vont créer leurs propres Championnats officieux. Au niveau national, le Vel' d'Hiv' de Paris met sur pied le Championnat d'hiver le 15 mars 1942. L'Auto demande même l'avis de ses lecteurs pour choisir les disciplines au menu. Le public veut du km lancé, de l'individuelle (l'ancien nom de la course aux points), de la poursuite et du derny. Le grand sprinter Louis Gérardin s'impose. Le titre officieux de Champion de France récompense donc un coureur qui prouve qu'il peut sortir de sa spécialité.

En 1956, les vélodromes d'hiver s'unissent sous la bannière de l'Union Européenne des Vélodromes d'Hiver. L'UEVH met sur pied des Critériums d'Europe pour les disciplines oubliées des Championnats du Monde comme l'Américaine et donc, l'Omnium. Les organisateurs gardent la main jusqu'au bout. Ce sont eux qui invitent les participants, pas question de passer par les fédérations.

Le programme n'est toujours pas fixe. En 1956 à Zürich, pour la victoire d'Armin von Büren au premier Critérium d'Europe, le km lancé, la course aux points et bien sûr la poursuite constituent le programme. Pour attirer le public au guichet, les organisateurs proposent aussi un Omnium avec des vedettes de la route dont Kubler, Koblet et Coppi.

PATRICK SERCU, MONSIEUR OMNIUM

En mars 1965, pour le Critérium d'Europe disputé à Bruxelles, une quatrième manche s'ajoute aux trois autres : l'élimination. Ce format va rester à peu près le même jusqu'aux années 90 où le scratch remplace le km lancé. Ce soir-là, Patrick Sercu, Champion olympique du kilomètre à Tokyo, conquiert le premier de ses onze titres européens de l'Omnium. Le futur roi des Six-Jours sera membre de la commission piste de l'UCI au moment où l'UCI, pour satisfaire le CIO, va promouvoir l'Omnium au programme olympique, au détriment de la poursuite. En attendant, ce soir-là, il n'y a que 2000 spectateurs pour voir le Belge gagner trois des quatre manches. La piste professionnelle commence à avoir du mal à remplir les salles.

Les pros français ont droit à leur Championnat de France de 1967 à 1969. La poursuite est évidemment au menu mais pas l'élimination, remplacée par une course derrière derny. Raymond Poulidor obtient même la médaille de bronze en 1969. Les amateurs aussi disputent des omniums, à leur sauce et à la sauce des organisateurs. Le plus souvent ils se résument à deux manches, course aux points et élimination, avec des pelotons plus fournis. Mais pas de Championnats pour eux.

Courus dans les vélodromes d'hiver, les Championnats d'Europe d'Omnium concernent surtout les coureurs de Six-Jours, y compris Eddy Merckx, habitué des tournées hivernales, titré à Grenoble en 1975.

74 ANS DE RETARD

La poursuite, depuis son entrée au programme du Championnat du Monde en 1939, a fait sa place. Elle entre aux JO en 1964 et elle est pratiquée par les hommes et les femmes. Elle semble indiscutable comme épreuve de référence athlétique.

Le programme du Championnat du Monde sur piste subit un premier remodelage en 1995. Puis en 2002, l'Australien Ray Godkin, président de la commission piste de l'UCI, ajoute le scratch alors que peu de monde le demandait. En 2007, c'est enfin le tour de l'Omnium, 74 ans après la première tentative à Paris en 1933. À Palma de Majorque, Aloïs Kankovsky devient le premier Champion du Monde de la spécialité, sans gagner aucune manche. Pour la première Championne du Monde, il faudra attendre 2009 pour le sacre de Joséphine Tomic.

La formule de cet Omnium UCI tient en cinq manches où la poursuite est toujours présente : 200 m lancé, scratch, poursuite 3 km, course aux points, km départ arrêté ou 500 m pour les femmes, pour 18 partants. Le classement se fait par addition des places alors que l'UEC, pour ses Championnats d'Europe, adopte un barème de points différent : 15 points au vainqueur de chaque manche puis 12-10-9-8 etc.

LA PROPHÉTIE RÉALISÉE

Le CIO et les Jeux olympiques vont donner un coup de pouce à l'Omnium, on peut même parler de relais à la volée. Après Pékin, le CIO veut faire de la place dans le programme olympique de la piste, tout en atteignant la parité entre les titres masculins et féminins. La réponse de la commission piste est de supprimer la course aux points et l'Américaine, les derniers rentrés aux Jeux, mais aussi la poursuite individuelle. Pour les remplacer, l'Omnium qui regroupe plusieurs courses d'endurance. En décembre 2009 l'Omnium est adoubé et la poursuite boutée hors des Jeux.

Ce remplacement, Charles Tillet, journaliste en pointe de la rubrique cyclisme de L'Auto, l'avait prédit 70 ans avant. "Un match omnium type ne comprend-il pas entre autres, une manche poursuite ? On en viendra peut-être, d'ailleurs, un jour, à remplacer le Championnat de poursuite que l'on vient de créer, par un Championnat d'omnium".

Mike Turtur, le nouveau président de la commission piste de l'UCI, vend l'Omnium comme le décathlon de la piste. Avec l'entrée aux Jeux, l'Omnium gagne une manche et une journée. L'élimination s'invite à la mi-temps d'une épreuve qui s'étale sur deux jours. Le nouveau format entre en action à la Coupe du Monde 2010-2011 d'où la poursuite individuelle disparaît quasiment. Toutefois, Bryan Coquard, vice-Champion olympique à Londres en 2012, avait déjà étrenné le nouveau système pour son titre de Champion du Monde Juniors en 2010.

QUATRE FORMULES EN SEPT ANS

Mais il est écrit que l'Omnium n'aura jamais une formule gravée dans le marbre. Au Championnat du Monde 2015 de Saint-Quentin, un nouveau système de points entre en œuvre. Adieu l'addition des places et place au barème dégressif : 40-38-36 pts etc. Mais surtout, l'ordre des épreuves change et la course aux points devient la finale. De plus, les points marqués à cette occasion sont ajoutés au total des coureurs.

Après les victoires d'Elia Viviani et de Laura Kenny aux Jeux de Rio, une nouvelle formule apparaît encore à l'hiver 2016-2017, la quatrième depuis 2009. Adieu la poursuite, terminé les deux jours pour connaître le vainqueur. Tout est réglé en une journée et quatre manches, toutes en peloton : scratch, tempo, élimination et course aux points. Benjamin Thomas et Katie Archibald sont les premiers Champions du Monde du nouvel Omnium qui est toujours celui d'aujourd'hui.

La course aux points est le dernier vestige des premiers âges de la discipline qui a abandonné l'idée de désigner le coureur le plus complet de la piste. Mais l'Omnium sacre toujours le coureur le plus endurant du vélodrome.

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