La Grande Interview : Benoît Sinner

Crédit photo Camille Nicol

Crédit photo Camille Nicol

Le collectif avant tout : voilà peut-être comment résumer en une simple phrase la carrière de Benoît Sinner. Champion d’Europe Espoirs sur route en 2006, lauréat du Challenge BBB-DirectVelo après une grosse saison 2013, le Francilien a connu de nombreux succès, mais il préfère retenir avant tout les notions de partage et de fraternité qui lui sont si chères. Une philosophie qu’il a trouvé dans la plupart des groupes sportifs qu’il a pu fréquenter durant sa carrière, mais également au sein du collectif de l’Armée de Terre, dont il a rejoint les rangs à l’hiver 2010-2011. "Un tout est plus fort que la somme des unités. C’est très vrai à l’Armée, mais ça l’est également en cyclisme", résume le coureur de 32 ans, qui admet volontiers avoir connu plusieurs carrières en une. "Mais toujours avec ce fil rouge du partage". Suite à une quinzaine d’années de haut-niveau, dont six chez les pros, Benoît Sinner s’apprête sans doute à écrire le dernier chapitre de sa carrière à l’UC Nantes Atlantique. Plus que jamais dans le rôle du capitaine de route, et du grand-frère qui veille sur les jeunes. 

DirectVelo : Te voilà une nouvelle fois de retour chez les amateurs... le monde professionnel n'était pas fait pour toi ?
Benoît Sinner : Je n'ai jamais trouvé ma place chez les pros. Peut-être que je n'avais simplement pas le niveau pour y être ou en tout cas, pas pour y faire des résultats. Je crois surtout que c'est le monde professionnel en lui-même qui ne me convenait pas. Enfin, le monde professionnel actuel. C'est “trop pro". Chacun a un rôle prédéfini et il est difficile de se faire une place au milieu des sprinteurs et des grimpeurs. Dans une équipe, 28 coureurs roulent pour un seul. Je comprends les intérêts des équipes et des sponsors pour cette façon de fonctionner, mais je n'y trouve pas mon compte. Cela étant, je sais bien que je ne faisais pas partie des meilleurs et j'ai toujours fait avec mes armes.

« PLUS PERSONNE NE PREND DE RISQUE »

Tu n'as jamais pris de plaisir chez les pros ?
Rarement, hormis dans mon rôle de poisson-pilote sur les quinze derniers kilomètres d’une course. Et c'est sûrement aussi la raison pour laquelle je n'ai jamais pu franchir ce fameux palier. Il n'y a pratiquement plus aucune notion tactique, pas de réflexion. C’est dommage.

Toi, tu aimes le cyclisme qui récompense les attaquants ?
C’est l'essence même du cyclisme. J'aime les courses de mouvement. Et heureusement qu'il reste encore dans le peloton des mecs comme Romain Combaud, Quentin Pacher, Thomas Rostollan ou Jérémy Roy. Malheureusement pour eux, on voit bien que ça ne paie pas. Ils animent les courses, ils tentent encore et toujours, mais les stratégies font qu'aujourd'hui, tu trouveras toujours des équipes pour rouler, même pour un sprinteur qui n'ira faire que sixième ou septième sur la ligne d'arrivée. Plus personne ne prend de risque.

Tu parles de Thomas Rostollan, ton ancien équipier qui a souvent dit par le passé qu'il s'amusait plus chez les amateurs que chez les pros. Ce serait donc un sentiment partagé par de nombreux routiers ?
Par un certain nombre, je pense. Cela dit, chacun a aussi ses propres intérêts chez les pros, et puis tu y gagnes ta vie. Donc il vaut quand même mieux être chez les pros. Mais en terme de plaisir pur, il semble difficile de dire que tu t'amuses autant chez les pros.

« J’AIMERAIS AVOIR UNE TÉLÉCOMMANDE ET FAIRE "AVANCE RAPIDE" »

Pourtant, contrairement aux coureurs que tu as cité précédemment, tu as une belle pointe de vitesse. Autrement dit, tu fais partie de ces coureurs qui doivent trouver un intérêt réel aux courses cadenassées et vouées à se terminer au sprint ?
Je ne remporte pas des sprints massifs de 80 mecs non plus. Il m'a toujours fallu une course de mouvement où l'on ne termine qu'à dix ou quinze pour espérer régler tout le monde au sprint. Et puis au-delà de mon propre intérêt, ça n'enlève rien au fait que l'on s'ennuie sur ce type de courses car c’est souvent la même chose. Une échappée part dans les premiers kilomètres et tu les revois 150 bornes plus loin. Tout ce qui se passe entre temps n'apporte absolument rien. D'ailleurs, j'ai toujours dit à mes équipiers en rigolant que j'aimerais avoir une télécommande et faire "avance rapide" sur toute cette partie de la course. Franchement, c'est une promenade, une parade. Des mecs montrent le maillot devant puis les équipes de sprinteurs contrôlent. Avant, ce n'était pas comme ça, pas à ce point.

"Avant", c'est-à-dire lors de ton premier passage professionnel entre 2006 et 2009 ?
Oui, chez Agritubel, j'ai le souvenir de courses moins cadenassées, notamment sur les manches de Coupe de France-PMU. La victoire revenait plus souvent aux attaquants. Désormais, j'ai l'impression que le scénario est le même partout, hormis sur des épreuves très spécifiques comme Paris-Roubaix, les Strade Bianche ou le Tro Bro Leon. Tu n'as presque pas besoin de briefing, en exagérant à peine. S'il y a Bouhanni, Coquard et Démare au départ, tu peux déjà être certain du scénario d'arrivée. A l'époque pourtant, chez Agritubel, on avait des mecs rapides comme Jimmy Casper, Hans Dekkers, Romain Feillu ou Anthony Ravard. Mais ce n'était pas tout pour le sprint, les attaquants avaient leur carte à jouer. Comme je l'ai déjà dit par le passé, il n'y a plus de place pour le goût de l'aventure.


Depuis des années, on parle de toi comme d'un capitaine de route ou un grand frère. Le vélo, c'est donc quand même des valeurs que tu aimes transmettre ?
Bien sûr ! C'est l'une de mes motivations premières. Je me plains de ce qu'est devenu le cyclisme de haut-niveau mais j'aime les valeurs que dégagent ce sport. C'est d'ailleurs aussi pour ça que je continue avec l'UC Nantes Atlantique : j'aime apprendre le métier aux jeunes, j'ai envie de les aider.

« FÉDÉRER AUTOUR DE MOI »

Qu’est-ce qui te plaît tant dans ce rôle de capitaine de route ?
J’ai toujours réussi à fédérer autour de moi, en m'entourant de coureurs qui partagent ma philosophie. Je crois que ça a vraiment commencé en 2010, lorsque je suis redescendu chez les amateurs au Team Bonnat 91. On voulait de mon expérience en tant qu'ancien pro. A ce moment-là, j'ai pris conscience que j'aimais ce rôle de capitaine de route. David Lima Da Costa (manager de l'Armée de Terre) m'a contacté l'année suivante pour rejoindre sa formation dans ce même rôle.

Et ça avait immédiatement accroché ?
C'était difficile au début car l'Armée de Terre recrutait beaucoup des meilleurs coureurs du peloton amateur. Du coup, ce n'était que des mecs à forte personnalité qui voulaient gagner dix courses chacun dans la saison. Il a fallu inculquer les valeurs à chaque mec, ça n'a pas été facile, mais les gars se sont pris au jeu au fur et à mesure et la mayonnaise a fini par prendre. L'élément déclencheur a vraiment été le moment où nous avons faits nos classes à l'armée. On peut dire que c'est ici que le groupe est né.

Quand tu parles de coureurs qui ont dû s’adapter, tu penses à des personnes en particulier ?
Le meilleur exemple, c'est sans doute celui de Yann Guyot. Ce mec est un gagneur né. Lorsqu'il est arrivé dans le groupe, il voulait gagner vingt courses dans la saison. Mais finalement, il a fini par adhérer aux valeurs de l'Armée et s'est fondu dans le groupe. Il a couru pour le collectif, et le collectif le lui a bien rendu.

« J’AI TOUJOURS AIMÉ FAIRE GAGNER LES COPAINS »

Tu sembles très investi dans la volonté de retrouver un vrai esprit de cohésion dans un groupe…
J'aime comprendre ce qui pousse les gens à se surpasser ou au contraire à baisser les bras. Le plus important pour moi, ce sont les valeurs de sacrifices. La philosophie à suivre, c'est celle du partage. C'est d'ailleurs pour ça que, moi le premier, j'ai toujours aimé faire gagner les copains. Les mecs le savaient : si on arrivait à deux équipiers pour la gagne, j'allais toujours faire deuxième. Mais on me le rendait quand même bien le reste de l'année et j'ai gagné beaucoup de courses comme ça à l'Armée de Terre. Quand un jeune de l'équipe gagne, je suis presque plus content que si c'était moi. Sincèrement. Je veux que le groupe vive bien ensemble, que chacun travaille pour les autres sans la moindre arrière-pensée.


Et c'est vraiment possible, dans un milieu où chacun doit être tenté de tirer la couverture à soi, pour passer professionnel ?
Oui c'est possible ! La preuve, ça a marché dans les différentes équipes dans lesquelles je suis passé, et je crois que c'est ce que l'on est en train de construire petit à petit à l'UC Nantes Atlantique cette saison également. Les gars doivent comprendre que paradoxalement, le fait d'être prêt à te sacrifier pour les autres va aussi, sur l'ensemble d'une saison, te permettre de gagner un plus grand nombre de courses.

Cette notion de groupe, elle existe aussi en dehors des courses ?
Evidemment, je crois que c'est nécessaire et j'ai toujours été vigilant à ça également. Les premières années à l'Armée de Terre par exemple, on s'organisait souvent des repas avec toute l’équipe. Généralement, c'était le jeudi soir. C'est quelque chose qui me tenait à coeur.

« IL Y AURA TOUJOURS DES MECS QUI NE VOUDRONT PAS JOUER LE JEU »

Finalement, tu veilles à la bonne santé du groupe...
Je ne veux surtout pas qu'un mec reste seul dans son coin avec ses problèmes. Il faut que chacun puisse exprimer ses positions, ses ressentis. Sinon, comment un groupe pourrait-il vivre sereinement ? Après, évidemment, il y aura toujours des mecs qui ne voudront pas jouer le jeu. Mais au moins, j'aurai essayé et j'y aurai mis toute ma bonne volonté.

D'où te viennent ces notions de partage ?
Sans doute de l'époque de l'UC Châteauroux-Fenioux, au milieu des années 2000. On avait une équipe très solide avec Sébastien Portal, Jean-Marc Marino, Jonathan Hivert... j'en passe et des meilleurs. On vivait tous très bien ensemble. J'avais déjà ces valeurs-là mais disons que ça m'a conforté dans mes idées. On partait en stage et même en vacances en groupe. Même avant, au Team Peltrax, on s'entendait déjà tous très bien. Le soir, on se faisait des restaurants même si nous n'avions pas gagné la course. J'ai eu la chance de souvent tomber sur de bons groupes. D'ailleurs, j'ai retrouvé ce même style de relations à l'Armée et j'ai beaucoup apprécié.

Outre l'équipe cycliste, ce sont également des valeurs que tu as retrouvées au sein de l'Armée de Terre ?
Le plus “drôle”, c'est que pour être honnête, je n'étais pas spécialement attiré par le projet de l'Armée de Terre lorsque je suis arrivé dans l'équipe. J'y voyais d'abord un intérêt financier et sportif. Et finalement, j'ai vite réalisé que les valeurs prônées par l'Armée étaient celles que je défendais depuis des années dans le vélo. En ce sens, le sport cycliste et les métiers de l'Armée sont très liés. J'ai accroché au projet et je me suis impliqué à fond jusqu'à me reconvertir (lire ici).

« IL FAUT APPRENDRE À ENCAISSER LES COUPS »

Le lien principal entre le cyclisme et l'Armée, c'est la notion d'équipe ?
Bien sûr, le collectif avant tout. Les valeurs de cohésion et de fraternité sont identiques. Comme je dis toujours : "un tout est plus fort que la somme des unités". C'est très vrai à l'Armée, mais ça l'est également en cyclisme. A Nantes, ça ne nous servirait à rien d'avoir dix-sept coureurs du talent de Valentin Madouas si chacun reste dans son coin. Il est préférable d'avoir des personnes aux potentiels et caractères éloignés, tant que l'on arrive à retirer le meilleur de chacun pour le bien du groupe.


Et la notion d'échec dans tout ça ?
En cyclisme comme à l'Armée, il faut apprendre à encaisser les coups. Je l'ai fait à l'Armée en apprenant à accepter l'autorité, ce qui n'était pas mon point fort. Et sur le vélo, il a fallu faire avec différents échecs. Tout n'a pas toujours été facile, notamment après ce premier retour chez les amateurs en 2010. Je ne m'y attendais pas et ça a été dur à avaler.

Il y avait aussi eu cette non-sélection sur le Championnat de France amateur l'année suivante, que tu avais apprise par simple email, une semaine avant la course...
J'étais très déçu car je méritais ma place pour ce Championnat. Je me savais légitime et j'attendais cette course pour me refaire une place chez les pros. Mais j'avais vite su rebondir. Tu apprends de chaque échec. Je ne suis pas du genre à me lamenter. Et puis, le résultat d'une course, ça reste juste un résultat, rien d'autre. Encore une fois, j'ai toujours préféré garder les souvenirs de groupe et de partage.

« JE N’AI JAMAIS EU LE TEMPS DE ME LASSER »

Même lors de ton plus grand succès, sur le Championnat d'Europe Espoirs sur route en 2006 aux Pays-Bas ?
C'est marrant car en réalité, je me souviens surtout des moments de fous rires avec les copains, avant et après la course. Je revois nos dernières sorties, la reconnaissance avant la course. On rigolait bien avec le groupe France. Quand je repense à ce Championnat d'Europe, des images me reviennent, comme celle du sélectionneur Bernard Bourreau me disant de ne pas trop en faire pendant la course. Je repense aussi à la cérémonie de remise des médailles, lorsque Bernard m'avait dit : "tu ne peux pas monter sur le podium avec cette tête". Il m'avait aspergé d'eau pour me recoiffer (rires). Le partage, encore et toujours.

N'as-tu pas le sentiment d'avoir connu plusieurs carrières en une ?
Si, mais toujours avec ce fil rouge du partage. C'est vrai que tous les deux-trois ans, il se passait quelque chose de nouveau. Disons que je n'ai jamais eu le temps de me lasser. J'ai toujours su tirer le maximum de chaque projet, avant de passer à autre chose. Mon seul regret est peut-être de ne jamais avoir tenté une expérience à l'étranger. Fin 2012, j'avais la possibilité de rejoindre une formation canadienne mais finalement, ça ne s'était pas fait. Pour le reste, je suis très heureux d'avoir vécu tous ces bons moments.

On t'imagine facilement dans un rôle de directeur sportif à l'avenir...
(Sourires). On me l'a souvent dit ces derniers temps. D'ailleurs, des coureurs de l'Armée de Terre en ont plaisanté avec moi. Je dois avouer que j'y réfléchis. Ca pourrait être une possibilité en effet car je suis sûr que c'est un rôle dans lequel je pourrais m'épanouir.

Crédits photos : Camille Nicol, Freddy Guérin - DirectVelo et VeloFotoPro

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