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Jeff Bernard au Ventoux : du carbone, de l'acier et des cailloux

Crédit photo DirectVelo

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En 1984, LOOK débarque dans le monde du cyclisme sur la pointe des pédales. 35 ans plus tard, la marque est devenue une référence dans le monde des cadres carbone et même des roues depuis son association avec CORIMA, une autre marque française. À elles deux, elles comptent 18 médailles d'or aux Jeux Olympiques depuis 1992. En dix articles, DirectVelo revient sur l'histoire de l'entreprise de Nevers qui a des idées et de la suite dans les idées au point d'être le plus ancien partenaire technique d'une fédération olympique.


Il a suffi d'un signe, pour passer de l'acier au carbone. Ce dimanche 19 juillet 1987, Jean-François Bernard a décidé d'un choix tactique et technologique. Pour sa 18e étape, le Tour de France propose l'ascension contre-la-montre du Ventoux.

UN STAND DE FORMULE 1

Mais avant le plat de résistance, il faut digérer l'apéro au soleil du Vaucluse, le tronçon entre Carpentras, où est placé le tremplin de départ, et Bédoin, au pied du Géant de Provence. Les 18 premiers kilomètres sont en faux-plat montant et "Jeff" peut y exploiter toute sa puissance sur son vélo de contre-la-montre, cadre plongeant, roue arrière lenticulaire. Mais pour les 15,9 km d'ascension finale à 8,5% de moyenne rien ne vaut un cadre léger. Et dans l'équipe Toshiba-Look-La Vie Claire on dispose de cette arme fatale depuis le début de l'année : le KG 86.

Alors après Bédoin, la route du Tour se transforme en stand de Formule 1. "J'avais dit à Pascal Leblay (le mécanicien) que lorsque je lui ferai un signe de la main, ça voudrait dire : on change ! Avant de piocher avec le vélo de chrono quand la pente commence à être dure… Je revois l'endroit où j'ai jeté le vélo, quand on sort des vignes et des cerisiers", raconte-t-il en 2013 au journaliste de L'Equipe, Philippe Bouvet. Le mécano jaillit de la vitre ouverte de la voiture, décroche le vélo noir de la galerie tandis que le coureur laisse tomber son vélo émaillé blanc. En 4 secondes, Jean-François Bernard déchausse les deux pédales LOOK de son premier vélo et se retrouve assis sur la selle de la machine de rechange.

EN CARBONE JUSQU'À LA FOURCHE

Ce cadre KG 86 est un peu le trait d'union entre Bernard Hinault et le fils du boucher d'Aunay-en-Bazois. Avant de prendre sa retraite, le Blaireau, toujours féru de nouveautés techniques, est allé promouvoir ce nouveau produit LOOK aux Etats-Unis, à San Francisco, juste avant le départ de la Coors Classic qu'il gagne en 1986. Sa grande nouveauté est la fourche en carbone et kevlar. Ce n'est pas encore un monobloc puisque des raccords alu joignent les tubes entre eux. La nervosité et la légèreté du cadre sont au rendez-vous : 1,690 kg pour un cadre de 51 cm. "Gain de poids 700 grammes", précise Bernard Hinault à l'époque. Gilles Moutarde, embauché chez LOOK en cette année 1987 se souvient que "les coureurs sentaient que le cadre répondait tout de suite, c'était un bond en avant".


Au mois d'avril, Jean-Claude Leclercq gagne la Flèche Wallonne au sommet du Mur d'Huy sur ce cadre. Jean-François Bernard prend le départ de ce Tour 87 avec l'étiquette du "successeur" du Blaireau qu'on lui a collée depuis sa prestation du Tour 1986. Depuis l'accident de chasse de Greg Lemond, en début de saison, il est le leader de l'équipe Toshiba-Look. Il hérite de son dossard 1, au départ de Berlin-ouest. Dès la première étape pyrénéenne, il fait sienne la tactique de Bernard Hinault. Il n'hésite pas à attaquer de loin, comme il l'avait fait douze mois plus tôt avec Hinault, sur la route de Pau.

« J'AI VU TOUT DE SUITE »

Sur le tremplin de départ de Carpentras, il porte la combinaison du leader du classement de la "Présence", c'est à dire le combiné de tous les classements. La tunique arbore les couleurs de tous les maillots, un peu à la façon du maillot "Mondrian" de son groupe sportif.

Ce contre-la-montre arrive le lendemain de la journée de repos. "Le matin, j’avais monté le Ventoux à l'entraînement et je savais que j’allais faire un numéro. La seule hantise que j'avais, c'était de me réveiller le lendemain matin sans avoir les mêmes jambes. Le lendemain matin, on est allé rouler et j’ai vu tout de suite. C’est très difficile à expliquer. Mais on sent tout de suite qu’on va être capable de partir vite, qu’on va pouvoir accélérer et qu’on ne va pas coincer…", ressent-il 26 ans plus tard toujours dans L'Equipe.

GRAND PLATEAU GRÂCE AU CHANGEMENT DE VÉLO

Au premier pointage intermédiaire, après 15 km sur le cadre plongeant, l'ancien amateur de la Jeune Garde Athlétique de Nevers est le meilleur des prétendants au classement général mais il est devancé par Jesper Skibby de 15" et par Martial Gayant de 5". Ce dernier est l'équipier de Charly Mottet, maillot jaune. Les deux coureurs de Système U chevauchent un cadre en tubes acier. Dominique Garde est équipier de Jean-François Bernard chez Toshiba-Look avant de rejoindre l'année suivante les Système U. Il laissera donc le KG86 pour retrouver "un vélo de "3 kg" de plus", se souvient-il.

Une fois dans les pentes du Ventoux, d'abord boisées jusqu'à Chalet-Reynard puis blanches de caillasse jusqu'au sommet, Jean-François Bernard donne sa pleine mesure et offre un récital. Tantôt assis sur la selle, les coudes pliés, il tient les cocottes à deux doigts, l'auriculaire et l'annulaire, d'une manière qui sera copiée au fil des années. Tantôt en danseuse pour donner sa pleine puissance. Signe de cette puissance, il passe parfois le grand plateau. Mais grâce au changement de vélo au pied du Géant de Provence, il dispose d'un plateau de 51 à l'avant.

LA GUÉRILLA DANS LE VERCORS

Dans le paysage lunaire brûlant comme le soleil des six derniers kilomètres Jean-François Bernard reprend encore du temps aux grimpeurs. Seul Pedro Delgado fait à peu près jeu égal. Mais Stephen Roche et Charly Mottet cèdent 46" et 1'13". Le maillot jaune tend ses manches vers le vainqueur de l'étape de Gap du Tour 86. La victoire à Paris est envisageable mais dès le lendemain dans la traversée du Vercors, la mécanique va le trahir avec une crevaison dans le col de Tourniol, plus le coup du ravito dans la cuvette de Léoncel. Le maillot jaune du Ventoux ne verra plus la tête et perd sa tunique à Villard-de-Lans. "Aujourd'hui, je ne n'avais pas le facteur chance, c'est surtout ça", déclare-t-il à l'arrivée.

Jean-François Bernard ne gagnera pas le Tour mais il continuera d'offrir des victoires "a la grande" comme disent les Italiens. Au contre-la-montre de Dijon, la veille de l'arrivée de ce Tour 87 mais aussi au Giro 88, dans la montée de Merano 2000, sous la flotte cette fois-ci mais toujours sur le KG 86.

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