La petite histoire du changement de roue

Crédit photo Michal Kapusta - Orlen Wyscig Narodow

Crédit photo Michal Kapusta - Orlen Wyscig Narodow

Un coureur lève le bras en signe de crevaison, se laisse couler en queue de peloton, puis s'arrête, débloque - ou pas - sa roue, un mécano surgit de la voiture du directeur sportif prévenue par radio-course une roue neuve à la main, lui change la roue et lance le coureur dépanné d'une poussette. Cette scène classique d'une course de vélo, pro ou amateur, il a pourtant fallu attendre plus de 50 ans pour la voir dans le Tour de France. En effet, c'est en 1956 que deux nouveautés apparaissent dans la Grande Boucle : les voitures des directeurs techniques informées par Radio-Tour et l'autorisation du changement de roue avec cette voiture en cas de crevaison. 

ESPRIT D'ÉQUIPE OU DÉFENDRE SES CHANCES

L'histoire du changement de roue en cas de crevaison est intimement liée à la reconnaissance de l'esprit d'équipe. En effet pour changer de roue, il faut bien que quelqu'un en donne une au coureur : soit un équipier, soit un service organisé par l'équipe. Or, un des piliers du règlement dès l'origine des courses cyclistes - et qui est toujours inscrit dans le marbre aujourd'hui - est que chaque concurrent doit défendre ses chances jusqu'au bout. 

Si un coureur donne sa roue à un coéquipier, il lui rend un fier service mais il se tire une balle dans le pied. D'ailleurs c'est toujours interdit dans les épreuves individuelles comme une Élite Nationale d'une journée, par exemple. Et c'est totalement interdit entre coureurs d'équipes différentes, ce qui explique logiquement la mise hors course de Simon Clarke quand il a généreusement offert sa roue à Richie Porte au Giro 2015 alors que les deux coureurs étaient dans des équipes adverses. Et dans une même équipe, ce sont toujours les équipiers du chef de file qui le dépannent. "Pour ne pas changer, j'ai donné des roues toute la journée. Deux fois je me suis arrêté pour Thiétard et deux fois pour Piot", raconte Robert Chapatte à l'arrivée de la dernière étape du Tour 1948. 

Ce dépannage de roue entre équipiers en cas de crevaison est le dernier à avoir été autorisé définitivement dans toutes les courses pros (1965 pour Paris-Roubaix par exemple). Alors que le changement de roue avec la voiture de l'équipe sur toute la longueur d'une course se généralise en France à partir de 1939. 

D'ABORD SI LA ROUE EST INUTILISABLE

En 1912, Henri Desgrange autorise l'esprit d'équipe dans son Tour de France. Les cinq coureurs d'une même marque peuvent rouler les uns pour les autres mais pas encore s'attendre en cas de crevaison. Le changement de roue est alors autorisé dans les contrôles fixes, ou avec un spectateur, uniquement en cas de bris de jante. Le "Père du Tour" fera marche arrière après guerre. En 1924, alors qu'il applique de nouveau la formule individuelle à la Grande Boucle, il qualifie la course d'équipe de "formule injuste et cruelle puisqu'elle donne la victoire à celui qui a le plus d'argent". Avant de retourner sa veste encore une fois l'année suivante. C'est alors que le changement de roue entre coureurs de la même équipe est autorisé seulement en cas de bris de roue qui la rend inutilisable. 

Cette règle du changement de roue uniquement dans le cas d'une roue inutilisable sera longtemps la seule autorisée. C'est ainsi qu'Alfredo Binda est disqualifié de sa 2e place du Tour de Lombardie 1928 pour avoir changé de roue à un contrôle de ravitaillement alors qu'elle n'a pas été jugée "inutilisable", justement. C'est son grand rival Constante Girardengo, directeur sportif de la Maino ce jour-là, témoin du changement de roue, qui se fait un devoir de porter réclamation. Girardengo, celui pour qui le mot "Campionissimo" a été inventé, renaclait à venir courir les grandes courses en France, organisées par L'Auto et donc suivant les principes d'Henri Desgrange. "J'irai en France lorsque la course d'équipe sera autorisée", dit-il en 1923.

Le règlement de l'Union Vélocipédique de France (UVF, l'ancêtre de la FFC) est plus large que celui des épreuves organisée par l'Auto à la fin des années 20. L'UVF autorise les coureurs d'une même équipe à attendre l'un d'entre eux pour le ramener après crevaison et à échanger leur machine.

LE DÉRAILLEUR POUSSE AU CHANGEMENT DE ROUE

Une révolution technique va pousser les règlements à évoluer. En 1931, Georges Speicher adopte le dérailleur et s'impose en fin de saison au Critérium des Aiglons (un genre de Tour de l'Avenir) et gagne quatre étapes du Circuit de l'Ouest devant les pros. Avant l'adoption du changement de vitesse par les pros, les coureurs descendent de vélo et retournent leur roue pour changer de denture. Le choix du moment du retournement de la roue fait partie de la tactique du coureur et l'expose à une attaque. Il ne peut pas à tout moment adapter son braquet au relief ou au vent. Le temps passé pour changer de boyaux est d'environ deux minutes. Grâce au dérailleur, le peloton va plus vite. Et les deux minutes finissent par compter double ou presque. Le changement de roue prend alors 30 secondes. "Un grand champion, le leader d'une équipe, l'homme en qui on a mis tous ses espoirs, crève dès le départ. On peut affirmer avec 99 chances sur 100 qu'il ne reverra plus le groupe de tête étant données les moyennes réalisées actuellement (en devant changer de boyau, NDLR)", écrit le journaliste Joseph Morin.

Alors en 1934, les classiques françaises adoptent le changement de roue en cas de crevaison dans les derniers kilomètres mais uniquement avec la voiture de l'équipe. Avant cette date, le changement de roue avec les autos de directeurs sportifs est autorisé sur tout le parcours mais seulement en cas de bris de roue. Certains trouvent facilement la riposte. "Actuellement, quand un leader crève, d'un coup de pied ou avec une petite pince coupante, il détériore sa roue... pour en prendre une toute prête. Il gagne ainsi plus de deux minutes", rapporte le journaliste Jean Leulliot en 1934. Petit à petit, toutes les courses d'un jour adoptent ce système avant-guerre. Mais en posant une borne à partir de laquelle le dépannage est autorisé, ce système pousse les coureurs à être "malins". Dans Paris-Bruxelles 1934, Gaston Rebry - victime d'une crevaison un peu avant le point autorisé pour le changement de roue - roule à plat jusqu'à cet endroit. 

Pour les courses par étapes, chacun fait sa cuisine. C'est d'ailleurs l'un des grands problèmes pour les coureurs, chaque organisateur fait à sa sauce et les coureurs doivent bien lire le menu pour respecter le règlement.

AU CHOIX DE L'ORGANISATEUR

En 1938, alors que le changement de roue en cas de crevaison se généralise, Paris-Saint-Etienne interdit le changement de roue et de vélo car il se court selon la formule individuelle. Quand Jean-Marie Goasmat perce, son équipier d'Helyett, Raoul Lesueur, lui donne sa roue. C'est donc interdit. Les commissaires le mettent immédiatement hors course mais le Breton s'entête, continue, attaque dans le final et passe la ligne d'arrivée en tête. Disqualification immédiate.

Un an plus tard, le Tour de Belgique des Indépendants autorise l'échange de roues entre équipiers seulement pour les douze premiers du général et uniquement dans les deux dernières étapes. Marcel Dupont - large leader - casse une roue l'avant-veille de l'arrivée et perd un quart d'heure. À 24 heures près, il pouvait se faire dépanner rapidement par un équipier et sauver sa place.

Parfois même, le règlement évolue en cours de route comme au Giro 1938, où le jury autorise en plein Tour d'Italie le changement de roue entre équipiers en cas de crevaison pour "réduire dans les limites du possible le poids du facteur malchance". En 1951, le Tour d'Italie renonce au changement de roue après crevaison mais va tout de même l'autoriser pour certaines étapes. Un an plus tôt c'était autorisé sur tout le parcours. Louison Bobet change de roue avec un équipier et se prend cinq minutes de pénalité. Après la course, Bruno Roghi, journaliste italien, dénonce ce règlement à géométrie variable. "Une des choses les plus simples est d'accepter le progrès technique qui fait du malheur d'une crevaison, un retard de quelques secondes".

Dans ce Giro 1951, l'interdiction du changement de roue est accompagnée de l'obligation pour le coureur d'avoir toujours deux boyaux avec lui : un sous la selle et un autour des épaules. C'est aussi le cas au Tour de France. Le boyau sur le dos réglementaire disparaîtra de la Grande Boucle en 1956 avec l'apparition du changement de roue à la voiture et celui sous la selle, en 1964. 

DEUX CHAMPIONS D'ITALIE POUR UN CHANGEMENT DE ROUE

Le changement de roue peut même être au coeur d'une querelle politique. En 1963, le cyclisme italien est coupé en deux : l'UVI, la fédération, et le Groupement des professionnels (la Ligue pour simplifier) se déchirent au sujet de la gouvernance et de la représentation du cyclisme pro italien. Le Championnat d'Italie 1963 se dispute aux points sur trois courses. Le Tour de Romagne est la dernière épreuve. Bruno Mealli gagne mais Marino Fontana compte 36 points contre 35 à Mealli. Fontana est déclaré Champion d'Italie, sauf qu'il a changé de roue, ce qui est interdit par l'UVI. La fédération ne reconnaît pas Fontana champion d'Italie mais Bruno Mealli. La Ligue des professionnels proclame Fontana champion d'Italie. Mais en 1964, c'est la Ligue italienne qui disqualifie Rudi Altig pour avoir changé de roue avec Anatole Novak, son équipier, à Milan-SanRemo.

Une fois la roue changée avec la voiture, le coureur doit retrouver le peloton. L'esprit d'équipe tolère depuis la fin des années 20 que des coureurs attendent leur camarade d'équipe. Mais parfois, le coureur qui perce oublie ses coéquipiers. C'est le cas de Gerrit Schulte, un coureur néerlandais des années 30-40 qui a épaté tous ses contemporains. "Il est si puissant… et il revient si vite qu'il lâche tous les équipiers qui se sont arrêtés pour l'attendre. On est obligé de le laisser revenir tout seul", dit Léo Véron, son DS chez Dilecta-Wolber en 1939.

Souvent, un scandale fait tourner un organisateur du côté du changement de roue. En 1937, le Circuit de l'Ouest adopte le changement de roue entre équipiers en cas de crevaison sur tout le parcours. Il faut dire que l'année précédente, la course a été l'objet d'une grosse polémique à cause des dépannages. L'organisateur acceptait le changement de roue entre équipiers dans les 25 derniers kilomètres seulement. Mais plusieurs coureurs, dont le vainqueur final Albertin Disseaux, enfreignent le règlement. La sanction prévue par l'UVF est la mise hors course mais les commissaires sur place se contentent d'une minute par infraction. En supprimant la limite des 25 derniers kilomètres, les organisateurs suppriment les polémiques.

JEAN LEULLIOT A L'IDÉE DES MOTOS-DÉPANNAGE

Paris-Nice va être la première course par étapes à prendre un visage qui nous parait moderne. En 1938, la Course au soleil autorise le changement de roue sur tout le parcours, y compris en cas de crevaison, avec la voiture de l'équipe ou avec un équipier. Le changement de machine est même autorisé entre équipiers. Pour Jean Leulliot, cette formule favorise des écarts resserrés et Albertin Disseaux, encore lui, perd la course dans l'Esterel car il a trop d'adversaires à surveiller. En revanche, le journaliste - futur organisateur de Paris-Nice - voit un inconvénient à cette formule pour les coureurs individuels. En effet, les courses d'un jour peuvent accueillir des coureurs individuels (jusqu'en 1995 certaines courses pros acceptent encore des coureurs engagés en individuels). Par définition, ces coureurs ne peuvent bénéficier de l'esprit d'équipe et donc du changement de roue en cas de crevaison.

D'ailleurs le dépannage par une voiture crée aussi des inégalités à l'intérieur même d'une équipe à une époque où une seule automobile par marque de cycles suit la course. En cas d'échappée, le directeur sportif doit choisir qui il suit et donc qui il peut dépanner et qui reste dans la pampa. Jean Leulliot a une idée en 1938 pour résoudre le problème : "un ou deux motocylistes qui fixeraient sur leur machine deux ou trois paires de roues". L'idée du futur organisateur fera florès quarante ans plus tard en Colombie, aux États-Unis et enfin à Paris-Roubaix à partir de 1984. 

C'est pour cette raison de "justice" que Jacques Goddet interdit le changement de roue en cas de crevaison à la voiture dans le Tour de France jusqu'en 1955. "Elle oblige tous les coureurs à se montrer attentifs et tacticiens car une seule voiture suiveuse ne peut suivre tous les coureurs de l'équipe", justifie-t-il. Le Tour 1949 apporte de l'eau à son moulin. Dans la longue étape Rouen-St Malo, Fausto Coppi, échappé, chute et casse sa roue. Il est obligé d'attendre plus de six minutes sur le bord de la route l'arrivée de sa voiture qui était derrière le peloton pour être dépanné.

ROGER LAPÉBIE INVENTE LE DÉPANNAGE NEUTRE

C'est encore pour ce souci d'égalité que pour le Championnat de France 1939, la Fédération française autorise le changement de roue en cas de crevaison seulement avec la voiture de l'équipe. Jusqu'alors, un poste de dépannage était installé sur le circuit de Montlhéry mais cela demandait beaucoup de machines par coureur et désavantageait les coureurs des petites marques régionales avec moins de moyens.

Cette nouvelle donne pose encore la question de la couverture des coureurs échappés par leur directeur sportif. Roger Lapébie a une idée : "il me semble donc que l'UVF serait bien inspirée en prévoyant une voiture complémentaire, porteuse d'une ou deux paires de roues de chaque marque. Une voiture dont le rôle serait d'être toujours derrière les fugitifs". Le vainqueur du Tour 1937 vient d'inventer le dépannage neutre alors qu'il faudra attendre 1973 pour l'apparition des voitures Mavic (lire ici). 

Roger Lapébie est bien placé pour savoir que pour être dépanné, il faut que la voiture soit présente et que l'intendance suive. En 1934, il est en tête du premier Paris-Roubaix avec changement de roue autorisé avec la voiture. Il perce à dix kilomètre du but mais sa voiture Alcyon est accidentée à l'arrière. Plutôt que de changer de boyaux, il choisit de changer de vélo avec des spectateurs ce qui est interdit. Le Bordelais passe la ligne en tête mais est déclassé. Cinq ans plus tard, toujours dans Paris-Roubaix, il perce à la sortie d'Amiens après le contrôle de ravitaillement. Sauf qu'à l'époque, les DS se sentent obligés d'aller passer les musettes au ravito. Résultat, ils redémarrent quand tous leurs coureurs sont passés et le pauvre Lapébie doit attendre plusieurs minutes avant de se faire dépanner. 

Il faut dire que cette année-là, en 1939, les grandes courses d'un jour (enfin presque toutes) adoptent le changement de roue à la voiture du directeur sportif y compris en cas de crevaison sur tout le parcours. Mais, comme on l'a vu plus haut, ce n'est pas encore cette année-là qu'Henri Desgrange autorise cette formule dans son Tour de France, alors qu'une grande partie de la presse, qui organise elle aussi des courses, pousse à la roue. "C'est pourquoi nous avons imaginé le changement de roue autorisé sur tout le parcours de Paris-Nice. Il faudra tôt ou tard que l'on adopte dans le Tour de France cette disposition qui limite les catastrophes pour les coureurs représentées par les crevaisons. Le Tour y gagnera en justice et il sera plus sportif", juge le journal Ce Soir, l'organisateur de la Course au Soleil, pendant le dernier Tour d'avant-guerre. Il faudra donc attendre 1956 pour que son voeu se réalise.

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