Du Portugal à l'Italie : le Tour de la CEE 86

Crédit photo Sarah Meyssonier - www.lavuelta.es

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Une course par étapes qui relie l'Italie, la France et l'Espagne ; certains en rêvent en ces temps où les trois pays des trois grands Tours sont frappés par l'épidémie de coronavirus et les courses annulées dans l'espoir d'un report hypothétique. L'histoire du vélo montre que ce n'est pas qu'une utopie.

Des Tours d'Europe ou des courses entre la France et l'Italie, il y en a eu plusieurs. Jean Leulliot organise contre vents et marées, et surtout contre L'Equipe, Le Parisien Libéré et La Gazzetta dello sport, le Tour d'Europe 54. "Le Tour du Monde", renchérit Francis Pélissier. Les trois journaux français et italiens reprennent l'idée à leur compte, associés au quotidien belge Le Soir pour organiser le Tour d'Europe 1956 pour les Indépendants. Jean Leulliot ne baisse pas les bras et prolonge Paris-Nice jusqu'à Rome en 1959.

Plus près de nous ; le Tour d'Italie 1973, parti de Belgique, visite cinq pays avant de rentrer en Italie. Et le Tour de France 1992, l'année de Maastricht, part d'Espagne et traverse huit fois une frontière.

LE PLAN DE CARRIÈRE DE MIGUEL INDURAIN

En 1986, le Tour de l'Avenir fait place au Tour de l'Avenir de la Communauté économique européenne (la CEE qui deviendra l'UE) du 10 au 22 septembre. La course a un soutien de choix, Jacques Delors, Président de la Commission européenne, amateur de cyclisme devant l'éternel et lecteur quotidien de L'Equipe. Là encore, le vélo va jouer à fond sur les symboles, grâce à sa mobilité inégalée par les autres sports. En 1986, la CEE accueille le Portugal et l'Espagne, moyennant quelques concessions aux Etats-Unis sur les importations de maïs. Le tracé de la course rend hommage à cet élargissement. Les coureurs partent de Porto, traversent le nord de l'Espagne, franchissent les Pyrénées et les Alpes pour arriver à Turin. "Ce n'était pas vraiment le Tour de l'Avenir", se souvient Marc Gomez, qui avait déjà participé à la course avec La Vie Claire et qui est, cette année-là, le capitaine de route de la jeune garde espagnole de Reynolds.

En 1986, le Mur de Berlin est toujours debout et le peloton toujours divisé en deux. Le Tour de l'Avenir "open" depuis 1981 est ouvert aux groupes sportifs pros et aux équipes nationales amateurs. Miguel Indurain en est à sa troisième participation au T.A. Il a gagné les deux contre-la-montre des deux années précédentes mais n'a pas fait mieux que 38e au classement général. En juillet, le Navarrais de la Reynolds a abandonné le Tour de France. "Mais c'était un abandon programmé. Dans l'équipe, il suivait un plan de carrière conçu pour le faire progresser", rappelle le vainqueur de Milan-SanRemo 1982. 

À Porto, celui qui est déjà reconnu comme un rouleur d'avenir démarre en fanfare et endosse le premier maillot jaune après sa victoire au prologue. Les équipes espagnoles ont le vent en poupe. Pascal Jules, émigré chez Seat-Orbea, gagne la première étape. Son équipier Joaquim Mugika s'impose pour l'entrée en France, à Pau, après que l'autre Français de l'équipe Roland Leclerc a été revu à trois kilomètres de l'arrivée, lui qui habite alors dans la cité d'Henri IV. Le Breton passé par le VC Fontainebleau-Avon a même le prénom tout indiqué pour attaquer dans le col de Roncevaux.

« ON S'EST DIT QU'ON AVAIT FAIT UNE ERREUR »

L'équipe Reynolds tire les ficelles. Dans la deuxième étape, Enrique Carrera, équipier du maillot jaune, s'échappe avec Roy Knickman, 21 ans, un Américain de La Vie Claire-Wonder, et lui laisse faire le gros du boulot. Derrière, les Reynolds ne roulent pas mais les autres non plus. Il n'y a que six coureurs par équipe. "L'écart s'est fait car personne n'était sûr de lui pour gagner et faire rouler derrière. Sur le coup, on s'est dit qu'on avait fait une erreur car Knickman était un gars qui marchait", se souvient Patrice Esnault qui, dès le départ, est le leader de l'équipe Kas.

L'étape à l'Espagnol, le maillot à l'Américain ; tout le monde est content. Roy Knickman avait de l'ambition au départ : "J'aimerais gagner une étape et qu'un coureur de l'équipe gagne le général". Miguel Indurain règle le sprint du peloton à 8'38" et se retrouve avec 7'40" à boucher sur le coureur de La Vie Claire qui marche à la Wonder.  "Indurain était à l'aise partout. Il roulait, il grimpait, il descendait et là il disputait les sprints contrairement à l'habitude", précise son équipier français.

Il n'y a pas que les Espagnols qui ont le vent en poupe. Le lendemain de la folle échappée, le vent pousse les coureurs dans la demi-étape du matin. Entre Salamanque et Valladolid, les coureurs filent comme des bolides à 53,100 km/h. Le jour suivant, Patrice Esnault pointe le bout de son nez pour la première fois en tentant une échappée en solitaire.

LES BORDURES, LE DADA DES REYNOLDS

Le sixième jour, sur la route de Pampelune, le pays d'Indurain, le peloton vole en éclats sous l'effet du vent de côté et, surtout, de la manoeuvre des Reynolds. "Eusebio Unzue, le directeur sportif adjoint à l'époque, nous suivait au Tour de la CEE. Son truc, c'était les bordures. Il nous disait régulièrement de créer des bordures, c'était la spécialité de Reynolds. Ils s'entraînaient souvent en Navarre où il y a souvent du vent". Le Champion de France 1983 et ses 32 ans dirige la manoeuvre. "Je leur disais comment faire, comment rabattre. Mais quand Miguel Indurain passait, ça faisait mal !".

Pour Roy Knickman, la mer est démontée et le bâteau La Vie Claire tangue en début d'étape. Tout d'abord il perce. Son coéquipier Frédéric Garnier le ramène sur la queue du peloton qui n'est en fait que le quatrième ou cinquième échelon de la course. Au prix de bonds successifs, le maillot jaune rejoint le deuxième groupe. Le bras de fer entre les deux premiers pelotons dure une heure et demie avant de faire la soudure. Et comme une course n'est jamais finie, l'Américain se glisse dans une échappée dans le final avec Alexis Grewal pour reprendre un peu de temps. "Après l'étape des bordures, où on l'avait malmené une bonne partie de la journée, nous pensions que ça allait être compliqué de le déloger", rappelle Patrice Esnault.

La course n'est pas encore rentrée en France et ses adversaires commencent à se demander si le coureur américain va flancher ou pas dans les Pyrénées. "C'était dur de trouver une stratégie pour le battre", ajoute l'Orléanais de Kas. Le peloton va affronter l'Aubisque et la montée vers Luz Ardiden. 

Lire la deuxième partie ici.

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