La Grande Interview : Robert Orioli

Crédit photo DR

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Derrière les succès de Thibaut Pinot, Warren Barguil, Adam Yates, Kenny Elissonde et tant d'autres coureurs, un point commun : le CC Etupes-le Doubs-Pays de Montbéliard. L'équipe proche de la frontière suisse est passée d'un club cyclo à un réservoir de jeunes talents. Son fondateur historique, Robert Orioli, en a été le président fidèle au poste depuis 1974. Dimanche passé, ce médecin à la retraite, peintre et comédien amateur, figure de la vie locale, a décidé de ne pas renouveler son mandat (lire ici). Cette passation de pouvoir (vers Sylvain Chalot, désormais plus jeune président d'un club de DN1, à 37 ans) est une occasion de convoquer les souvenirs... Les titres de Champion de France par équipes, les fêtes, les défilés façon strip-teaseurs, les « années sulfureuses du vélo », les rencontres avec les futurs champions... A 74 ans, Orioli raconte à DirectVelo la face méconnue du CC Etupes.

DirectVelo : Le CC Etupes s'est construit dans les victoires et les galères sur le vélo, mais il paraît que vos équipes se sont soudées aussi dans un lieu de vie très intrigant qui s'appelle « le Guidon ». Cette pièce se trouve au premier étage de votre maison, dans la commune d'Etupes. Que se déroulait-il à l'intérieur ?
Robert Orioli : Des fêtes ! Les gars venaient chez moi à chaque fois pour célébrer les victoires. Je les accompagnais un moment puis je partais me coucher. Ils ne manquaient de rien puisqu'il y a une piste de danse et un bar. Quand ils avaient bien bu, ils ouvraient les placards contenant mes costumes de spectacle et c'est ainsi qu'on retrouvait des coureurs déguisés en femme, en chien, en pompier... Warren Barguil n'était pas le dernier à s'amuser. Une fois, quand ses collègues se sont endormis, il leur a maquillé le visage. Ce fut une belle surprise au réveil ! [rires]

La particularité du CC Etupes : autant de fête que de vélo ?
C'était dans nos coutumes. Le club a d'abord été lancé par une bande d'amis en 1974, au niveau cyclotouriste. Il nous a fallu vingt ans pour obtenir nos premières subventions. Alors, nous organisions de nombreux événements pour lever des fonds et financer nos activités sportives. Par exemple des lotos. Mais aussi des courses de caisses à savon, traditionnelles ou en forme de crocodiles. Ou encore des « marches populaires » : les randonneurs partaient pour 10 à 40 km de balade et ils mangeaient ensuite des côtelettes au feu de bois et des pommes de terre cuites sous la cendre. On organisait aussi des cascades avec des types capables de sauter des hauteurs de six autobus à moto. L'argent rentrait dans nos caisses et nous pouvions fonctionner. Dans le même temps, nous avons organisé jusqu'à 80 épreuves cyclistes par an !

« LES COUREURS EN CHIPPENDALES, QUASI NUS SUR SCÈNE »

Et, un beau jour, vous faites venir Michel Sardou à Etupes...
Sardou a chanté devant 5000 personnes sous un chapiteau, à l'emplacement où devait se construire la zone industrielle autour des usines Peugeot. Nous avons aussi invité Serge Lama et Bernard Lavilliers, et une autre fois le « Petit théâtre de Bouvard ». Quand les dates de tournée étaient annoncées à l'antenne de RTL, on entendait que le « Petit théâtre » aurait lieu tel jour à Marseille, tel autre à Perpignan et à Lyon et tel jour à Etupes. Les gens se demandaient aux quatre coins de France : « C'est où Etupes ? ». Voilà comment nous avons fait exister cette ville de 3700 habitants sur la carte. Par le vélo et par nos spectacles. Mais, au bout de quelques années, le système des concerts a changé : ils avaient lieu dans de très grandes salles comme les Zéniths. Nous ne pouvions plus rivaliser. Alors, nous avons décidé de faire jouer, chanter et danser les personnes du club.

Vous avez fait monter les coureurs cyclistes sur scène ?
Pour la bonne cause, oui ! On répétait chez moi, au « Guidon » – d'où les costumes et les perruques stockés dans les placards. Et puis on donnait des représentations. L'une des plus inoubliables, c'était à Audincourt, quand les coureurs régionaux ont fait les chippendales dans le cadre du Championnat de France de gymnastique féminin. Ils étaient presque nus et pendant ce temps-là, les filles les regardaient. Aucun d'entre eux n'avait refusé de participer ! [rires] De très bons coureurs se sont aussi prêté au jeu, comme Richard Szostak [le Polonais qui fait décoller les résultats du clubs dès 1989, aujourd'hui mécanicien du club], Pascal Pofilet et Eric Drubay [futur directeur sportif du CC Etupes puis de l'AVC Aix-en-Provence]. Ah ! Il était inimitable sur scène, Eric.

Vous nous racontez ?
Disons qu'il faisait la grande Carmen, assis sur une chaise, avec un grand voile, en train de chanter ! On se marrait bien. Et les gars étaient bons en vélo ! Ce genre de spectacle nous permettait non seulement de récolter des sous mais de souder le groupe. Hélas, je doute que ce serait possible de mobiliser nos coureurs aujourd'hui pour monter sur scène...

« MA FAMILLE, C'EST LE CLUB »

Et vous, le président, vous avez participé à des spectacles déguisé en perroquet.
Dans ces cas-là, il faut savoir donner de sa personne. J'étais prêt à tout pour aider le club. J'ai joué le perroquet, le boxeur, et même Dalida, face au vice-Président du club qui avait le rôle d'Alain Delon, sur l'air de « Paroles, paroles » !

Dans le même temps, le CC Etupes devenait de plus en plus solide sur le plan sportif ?
Nous avons assez vite progressé. Dès la deuxième année, en 1975, nous avons ouvert une section avec les jeunes coureurs. Il y avait parmi nous un certain Gilles Da Costa [actuel Président du Comité de Franche-Comté FFC] en catégorie Minimes, mais il est parti par la suite, parce que nous ne faisions pas les sections plus âgées. C'était un tel regret que nous avons encore étoffé le club. Vers 1985, nous sommes le meilleur club franc-comtois, en 1990 le meilleur dans l'Est de la France et à partir de 1995 l'un des meilleurs de France.

Pourquoi vous êtes-vous pris au jeu ?
Mon épouse ne pouvait pas avoir d'enfant, si bien que j'ai adopté les coureurs et les gens du club. Ma famille, c'est le club.

« ELISSONDE ADORE MES TABLEAUX »

Vous n'étiez pas seulement un gestionnaire bénévole mais aussi une personnalité impliquée dans la vie sportive et humaine du CC 
Etupes ?
J'ai toujours essayé de donner de la liberté aux entraîneurs et à nos spécialistes. Mais j'aimais bien avoir mon mot à dire. Quand Warren Barguil a voulu quitter son club breton [l'AC Lanester, fin 2011], il est venu chez moi avec son oncle. Nous avons mangé ensemble. Certainement que j'ai bien transpiré les valeurs du club puisqu'à la fin du repas, il a dit : « Je signe chez vous ».

A propos de Kenny Elissonde, vous dites dans l'Est Républicain qu'il a dépensé ses primes de course pour vous acheter les tableaux que vous peignez (c'est, au côté du vélo, votre autre passion) ?
Kenny adorait mes toiles (elles ont la particularité d'être très colorées). Attention, je lui ai fait un bon prix ! Mais si ça n'avait tenu qu'à lui, il m'en aurait pris encore plus. Son père, qui était présent, l'a aidé à se limiter. Je crois que Kenny a accroché ces tableaux dans son appartement. J'ai vu ça dans un reportage télé, par hasard, sur le coup de 2 heures du matin.

« AUJOURD'HUI, ON FAIT DAVANTAGE DE FORMATION »

Etre à la tête du meilleur club amateur de France, était-ce une priorité pour vous ?
Je voulais surtout qu'il y ait une bonne ambiance. Mais l'appétit vient en mangeant. Comme nous avons remporté la Coupe de France DN1 à huit reprises, j'espère toujours qu'on va la gagner une fois de plus. Mais les temps ont bien changé depuis l'époque où nous avons commencé à exploser, au milieu des années 90. Aujourd'hui, grâce à un staff de grande qualité, j'ai l'impression que l'on fait davantage de formation.

Vous n'étiez pas un club formateur autrefois ?
Tous les clubs le sont ! Mais le cyclisme amateur était très différent vers 1995. Un club qui avait une camionnette et une bagnole était considéré comme riche. Regardez aujourd'hui les réserves d'équipes pros, comme Chambéry CF ou le Vendée U : nous avons changé de dimension. Notre travail a évolué également. Avant, nous prenions des coureurs sans distinction d'âge, venus d'un peu partout, et on leur demandait de gagner des épreuves. Les coureurs de 25 ou 26 ans étouffaient nos jeunes de l'époque, les Christophe Moreau, Sylvain Calzati ou Cyril Dessel, qui ont tous par la suite remporté une étape du Tour de France, mais qui avaient du mal à se signaler au plus haut niveau chez nous. Aujourd'hui, on se concentre sur les 19-23 ans, on les accompagne de très près et on cherche à les faire passer professionnels.

« SUR LE DOPAGE, ON ENTENDAIT DES RUMEURS SUR LES AUTRES »

Cet autre cyclisme était très marqué par le dopage, notamment à l'EPO. Comment avez-vous traversé cette période ?
Avec le recul, il s'agit des années sulfureuses du cyclisme. Sur le moment, on entendait des rumeurs, mais c'était toujours à propos des autres équipes. Lorsque je demandais ce qui se passait chez nous, on me répondait : « Ne t'inquiète pas, il n'y a pas de problème à Etupes ». Je venais parfois sur les courses mais je n'avais pas assez d'informations pour comprendre ce qui se passait réellement. Fort heureusement, le club a pris le bon chemin et définitivement tourné la page. Aujourd'hui, nous sommes très attentifs au profil des coureurs qui nous rejoignent. Il y a un nouveau directeur sportif parmi nous, Jérôme Gannat, qui a mis en place de nouvelles méthodes de travail. Et, si je puis vous faire une confidence, je dors mieux aujourd’hui qu'il y a une quinzaine d'années.

Si vous soupçonniez du dopage dans vos rangs, vous vous sentiez une responsabilité ?
Ma position de médecin, médecin du sport de surcroît, était intenable. Quelques-uns disaient que le CC Etupes dominait à ce point parce que le président était médecin. C'est idiot ! J'aurais pu être boucher ou charcutier, ça ne changeait rien à l'affaire ! Il se trouve que j'avais un cabinet médical avec du bon matériel, je faisais des séances d'acupuncture. Je ne soignais pas systématiquement nos coureurs mais il m'est arrivé de les recevoir. De les doper, jamais de la vie ! Je n'aurais jamais pris le risque d'être radié de l'Ordre des médecins ou que le pharmacien de la région voie mon nom en-tête d'une ordonnance louche ! Mais, voilà, dans ces années-là du vélo, on parlait beaucoup. Je suis soulagé que tout ce soit arrêté et que l'image du club soit lavée.

« PINOT, YATES ET BARGUIL DANS LE TOP 10 DU TOUR DE FRANCE »

Le succès de Thibaut Pinot, passé par le CC Etupes en 2009, marque-t-il la fin de cette période ?
Nous avions amorcé un nouveau virage depuis déjà plusieurs années. Et voilà Thibaut qui se révèle chez nous, en une saison. N'oublions pas non plus son frère Julien, qui poursuit une remarquable carrière d'entraîneur. J'ai un bonheur immense à suivre les deux frangins. D'ailleurs ils sont restés fidèles au club et se rendent toujours à notre assemblée générale annuelle. Dimanche, ils ont fait huit heures de route depuis leur lieu de repos dans le Sud-Est pour rallier Etupes. Vraiment, je crois qu'ils ont tous les deux participé à la nouvelle dynamique du club.

Que vous apportent-ils ?
Depuis sept ans, si nous avons une telle série de victoires et de coureurs qui passent pro, c'est en partie grâce aux Pinot. Les plus jeunes s'inscrivent au club parce qu'ils veulent ressembler à Thibaut, les meilleurs Juniors et Espoirs nous rejoignent parce qu'ils veulent être suivis par Julien.

La réussite de Pinot, c'est un aboutissement pour vous, et pour le club ?
L'aboutissement, ce serait d'avoir trois anciens du CC Etupes dans le top 10 du Tour de France : par exemple Thibaut, Adam Yates et ensuite, pourquoi pas Warren Barguil. Ou alors...

Vous avez un autre chantier inachevé ?
J'aimerais que le club monte une équipe professionnelle. C'est difficile mais pas impossible. Maintenant que je ne suis plus impliqué dans la gestion des tâches quotidiennes, je vais consacrer toute mon énergie à aller chercher des sponsors.

« TOUJOURS AUTANT DE PASSION »

Votre engagement va donc perdurer ?

Oui, parce que j'ai toujours autant la passion de ce club.

Un petit clin d'oeil que vous avez relevé vous-même lors de l’assemblée générale 2016 : vous vous retirez de la présidence du club au lendemain de la mort de Fidel Castro. Comme lui, vous-même avez exercé un mandat de 42 ans (et il en va de même pour votre Trésorier et votre Secrétaire, qui passent la main en même temps que vous). Coïncidence ?
Mais je ne suis pas Castro ! [rires] La preuve, c'est que je n'ai jamais été attaqué dans la Baie des Cochons [en 1961, en pleine Guerre froide, des opposants au castrisme soutenus par les Etats-Unis ont tenté un débarquement à Cuba dans la Baie des Cochons, NDLR]. Quoi que... A bien y réfléchir, j'ai bel et bien été « attaqué ».

Comment ça ?
Plus exactement, j'ai été attaqué par des « cochons » ! C'est le surnom qu'on donnait aux coureurs de Jean Floc'h, parce que leur sponsor était un fabricant de charcuterie. Nous avons beaucoup lutté dans les années 90 et 2000. A l'époque, ce club était la référence. Les coureurs avaient beaucoup plus de moyens que nous : des survêtements, des vestes et même des chemises et des cravates ! Quand je les regardais, je me disais que nous ne connaîtrions jamais la même réussite. Finalement, on s'est assez bien débrouillé en 42 ans.

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