La Grande Interview : Stéphane Reimherr

Crédit photo Guy Dagot - www.sudgirondecyclisme.fr et Yves Bergantin - www.sportyves.fr

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Cette fois, il arrête pour de bon. Stéphane Reimherr, emblématique figure du peloton amateur, vétéran de 42 ans, pend le vélo au clou à l'âge où il pourrait être le père de nombre de ses adversaires. Beaucoup n'étaient pas nés quand il a accroché son premier dossard en 1989, ambiance cale-pieds et casque à boudins. Dix ans plus tard, il lance sa carrière par une victoire d'étape au Tour de Gironde – le classement général revient à Laszlo Bodrogi, le futur pro. Années EPO (qu'il refuse). Années « mafias », ce folklore qui perdure sur certaines épreuves amateurs, en particulier dans le Sud Ouest (il est entré dans le « jeu »). Années plaisir cependant. Il s'est laissé porter par les voyages (il remporte le Tour de Nouvelle-Calédonie 2012) et par les copains du peloton. Sur la fin, le capitaine de route du Team Cycliste Périgord 24 était encore compétitif et pétillant d'envie. Il s'adjuge l'an passé une manche de la Coupe de France DN3, le Grand Prix Fenioux, et cette année (« la saison de trop », selon lui), la nocturne de Montpon, dans sa région, en Dordogne. Stéphane Reimherr, franc-parler et grand cœur partageur, est descendu de son engin d'entretien d'espaces verts, son métier, son « vrai » boulot, pour raconter à DirectVelo sa traversée du cyclisme, plus d'un quart de siècle avec un dossard sur le dos.

DirectVelo : Bon, cette fois, c'est vraiment l'heure de la retraite ? Est-ce que tu vas rendre les cadeaux à ceux qui ont participé à ton jubilé il y a deux ans ?
Stéphane Reimherr : Aïe, on va reparler de ma fausse sortie du vélo ! [Rires] Le pire, c'est qu'à l'époque de ce jubilé, je savais déjà que je repartais pour au moins une saison ! Je pensais arrêter définitivement parce que l'Occitane Cyclisme Formation montait en DN1 et que je ne voulais plus évoluer à ce niveau-là. A quarante berges, tu n'as plus envie de traverser la France en camion dans tous les sens. Mais j'ai eu une proposition avec un club de ma région, le Team Cycliste Périgord 24, et j'ai fait deux saisons de bonus, en 2015 et 2016. Ma femme a dit qu'elle n'organiserait pas de nouvelle fête cet hiver. La dernière fois, c'était énorme. Au moins cent invités, et je ne m'en doutais pas. Mêmes mes filles qui avaient neuf ans n'ont pas pipé mot alors qu'elles étaient au courant de l'événement depuis février ! C'était une très belle soirée. Mais, cette année, le « vrai » départ sera fêté dans l'intimité.

Pourquoi est-ce si dur d'arrêter la compétition ?
Parce que c'est ma passion. J'ai été vacciné au rayon de bicyclette, par mon père, qui était maçon et qui courait en troisième caté. J'ai passé mon CAP de charpentier à 15 ans et, le lendemain de l'examen, je commençais le vélo.

« J'AI COMMENCE AVEC LES CALE-PIEDS ET LE CASQUE A BOUDINS »

Qu'est-ce qui va changer dans ta vie sans le cyclisme ?
Je pourrai passer plus de temps auprès de mes filles. L'une fait du basket et du chant, l'autre fait du cheval. Quand je les accompagne, je vis leurs sport à fond, je ne peux pas intérioriser mes émotions. Ça me soulage d'être enfin auprès d'elles. Je pense avoir fait l'année de trop en 2016.

L'année de trop ?
Physiquement, je me suis pris un coup de bambou. Cette saison, j'ai dû prendre du plaisir sur quatre ou cinq épreuves Elites et j'ai souffert sur toutes les autres. Avec l'âge, je pense que le corps s'érode. Tu entres dans un cercle vicieux : tu gagnes moins de courses, donc tu es moins motivé pour partir t'entraîner seul sous la pluie.

Tu as débuté en 1989, à une époque où la plupart de tes concurrents dans le peloton amateur n'étaient même pas nés. C'était l'époque vélo à cale-pieds ?
Cale-pieds et casque à boudins ! Mon vélo avait les vitesses au cadre. Je ne viens pas d'une famille très aisée, mon père avait déjà fort à faire pour nourrir ses trois enfants. Mais j'étais heureux. J'ai commencé en Ufolep, en catégorie Minimes. Sur 17 courses, j'en gagne 15. Bon, il faut reconnaître qu'on était sept au départ ! [rires].

« AVEC 50 HEURES DE TRAVAIL SUR LES TOITS, DIFFICILE DE S'ENTRAINER »

Tu as mis du temps à entrer dans le vélo de haut niveau : 22 ans. C'est-à-dire que tu commences ta carrière proprement dit à l'âge où de nombreux coureurs amateurs la terminent de nos jours. Pourquoi as-tu attendu si longtemps pour éclore ?
Entre mes 15 ans et mes 22 ans, je bossais comme charpentier. Avec 50 heures de travail chaque semaine sur les toits, c'était un peu compliqué de m'entraîner. A aucun moment, je me suis dit que je pourrais passer pro. Avec le recul, mon père me dit : « C'est bizarre, il y a des gars moins forts que toi qui sont devenus cyclistes professionnels ». Mais c'est lui qui nous avait inculqué que le vélo était secondaire et qu'il fallait d'abord travailler ! Du début à la fin, ce sport est resté mon loisir et ma passion.

Quand tu as fini de bosser sur les toits, tu as progressé en vélo ?
En effet, en 1996, j'ai eu l'opportunité de devenir fonctionnaire. J'avais 22 ans. Ma vie a changé, ma façon de faire du vélo aussi. A l'époque, le cyclisme n'était pas structuré autour des jeunes coureurs comme maintenant. Je parle du vélo années 90, de la Coupe de France Mavic. D'un temps que les gens de vingt ans ne peuvent pas connaître ! [Rires]

Du peloton troisième catégorie, tu rejoins l'élite en t'engageant à l'US Montauban. Un gouffre à franchir ?
Ah, ça, oui ! Ce que j'ai découvert était une pure horreur ! [Rires]

« JE TERMINAIS A 45 MINUTES DES PREMIERS ! »

Tes premiers pas dans le cyclisme de haut niveau ont été si terribles que ça ?
Vous n'avez même pas idée ! J'étais plein de certitudes, j'étais le roi du monde dans mes courses à 18 ou 20 ans face aux pépés du coin. Et tout d'un coup je tombe sur des machines ! La première course de la saison, l'Essor Basque, s'est correctement passée : je suis dans l'échappée de 27 coureurs et je finis 27e. Je me rappelle quand même du démarrage dans le final de Stéphane Barthe [futur Champion de France professionnel en 1997, NDLR]. Je m'étais dit : « Waouh ! ». C'est sur le Grand Prix de Montastruc, début mars, que le calvaire a commencé. Toutes les équipes étaient prêtes. J'ai ramassé sévère ! Cette saison-là, je terminais souvent à 30 ou 45 minutes des premiers. J'étais souvent hors-délais. En 1997, j'avais un peu progressé puisque je remporte trois courses et que je prends une 4e place en Elite. Mais, à la fin de l'année, je me retrouve dans les profondeurs du classement FFC. A la 4600e position ! Dans les faits, je n'avais pas ma place en première catégorie !

Qu'est-ce qui t'a poussé à t'accrocher ?
La fierté. Je ne baisse jamais les bras.

Deux ans après, en 1999, te voilà enfin dans l'allure. Comment t'es-tu adapté au rythme ?
J'ai fait de bonnes rencontres. Eric Vermeulen, l'ancien Conseiller technique régional d'Aquitaine, m'a donné ma chance en sélection régionale sur de belles épreuves, et j'ai pris de la caisse. Il y a eu aussi Patrice Payencet, un ex-coureur, un collègue de travail, qui m'a pris en main. Un jour, il me voit manger au boulot entre midi et deux. Et moi, j'aime bien manger... Quand il a vu mon casse-croûte, il m'a dit : « Tu vas bouffer tout ça ou c'est ton stock pour la semaine ? ». J'ai découvert ce que signifie « faire le métier ».

Donc à 22 ans, tu étais encore novice ?
Oui ! Je me suis mis par exemple aux journées pommes : trois jours de diète au mois de janvier. Ça sert à te purger mais je pense aussi que c'est un bon test pour savoir si tu as le mental. Et moi, visiblement, j'avais ce mental.

« JE ME DISAIS QU'IL FAUDRAIT ETRE PLUS FORT »

On était alors en plein dans les années EPO. Ça ne te gênait pas d'être parfois battu par des coureurs chargés ?
Au début, je ne voyais rien, je sortais de mes petites courses en troisième catégorie. Par la suite, j'ai compris. Le dopage m'a toujours dégoûté. J'étais contre et tout le monde le sait. Ça fait partie de mon côté grande gueule. Mais je n'en faisais pas une obsession. Quand j'étais battu, je me disais qu'il faudrait être plus fort la fois d'après.

C'est l'espoir qui fait vivre ? Voire une forme de naïveté ?
Non, c'est une façon de garder ton plaisir dans ce sport et d'avancer dans ce que tu fais. Je me rappelle du Tour de Gironde 1999. Chaque jour, on se faisait taper dessus. Un carnage. De nouveau, on finissait à une demi heure de retard... Dans l'équipe, nous avions un excellent coureur, Eric Frutoso. Quand il parlait, on l'écoutait. Un soir, il nous dit : « De quoi vous avez peur ? Parmi nos adversaires, il y a des gars qui sont pros, d'autres qui vont passer pros. Et alors ? Ils ont deux bras, deux jambes comme vous, et accessoirement un cerveau, comme vous. Alors vous allez tenter des trucs à partir de maintenant ». Le lendemain, j'attaque et je gagne. C'était ma première grande victoire. C'est là que débute ma carrière. Enfin, ce qu'on peut appeler ma « carrière ».

Donc, il suffit de dire à un coureur « Tu as deux bras et deux jambes comme les autres », et il se met à briller ?
C'est plus compliqué que ça, évidemment. Tout le monde est capable de faire quelque chose dans le sport, mais certains plus que d'autres. Mais si le formateur sait te parler, si tu es réceptif à ce discours, alors le déclic agit. Moi j'étais un battant dans la vie et, tout d'un coup, un mec me dit que j'ai ma place dans le peloton. A un moment donné, on a tous besoin d'un bon coup de pied au cul !

« PARFOIS, LES MAFIAS ALLAIENT TROP LOIN »

D'après les témoignage que DirectVelo a recueillis, tu comptes beaucoup d'amis dans le peloton, du moins des gens qui te respectent. Un des plus beaux compliments qu'on ait entendus à ton sujet : « Reimherr, il est pas mal pour un vieux ». Comment as-tu réussi à te faire si peu d'ennemis en vingt ans de vélo à haut niveau ?
J'ai essayé d'être conciliant. Mon kiff, c'était par exemple de faire gagner des courses à mes coéquipiers. Le coup d'après, il était plus facile qu'ils se mettent la selle là où je pense pour m'aider à gagner une course. Et puis, c'est comme ça que je conçois le vélo : il en faut pour tout le monde. J'appelle ça du bien-vivre ensemble.

Les renvois d'ascenseurs sont tolérés entre coéquipiers, mais ils sont plus décriés entre les coureurs d'équipes rivales. Or, on constate beaucoup d'arrangements sur les épreuves du Sud-Ouest : les fameuses « mafias ». Le sujet reste assez tabou et pourtant, c'est un secret de polichinelle dans le vélo. Toi, comment t'es-tu intégré aux « mafias » ?
Au début, j'étais tout à fait contre. On m'avait prévenu : « Sois tu fais partie de la mafia, soit tu n'auras aucune chance de gagner ». Je répondais : « Je n'irai jamais dans ce truc ! ». Et puis, contrairement au dopage, j'ai cédé. Je n'en suis pas fier. Mais je n'en suis pas non plus honteux. Les mafias sont une tradition, j'en ai fait partie. Voilà, c'est comme ça. Juste une précision : je me suis intégré à la mafia pour me retrouver dans des échappées, gagner des primes sur des sprints intermédiaires, mais jamais pour gagner la course elle-même. Là, je préférais y aller à la pédale.

Comment t'y prenais-tu pour ces « mafias » ?
Je faisais mes trucs avec trois ou quatre copains. Ça n'avait rien à voir avec certaines mafias hyper organisées. Parfois, ça allait trop loin. J'ai déjà vu une nocturne où, sur 37 coureurs au départ, il y en avait 23 dans le coup ! Une autre fois, j'étais dans une échappée de quatre et un coureur nous demande : « Vous êtes bien ensemble dans la mafia ? Moi je paye 1000 € pour que vous me laissiez gagner ». 1000 € ! C'est presque le salaire mensuel de certaines personnes. Tout ça pour une petite course ? J'ai préféré arrêter de jouer à ce petit jeu-là dans les dernières années de ma carrière.

« JE N'AI JAMAIS COURU POUR LE POGNON »

A cause de la mafia, la course est souvent faussée mais certains racontent que les ambiances de ces épreuves-là sont conviviales. Prenais-tu du plaisir ?
Pas vraiment. Quand il y a une course à mafias, les mecs viennent à la gamelle. Comme j'adore partager, je faisais attention à ce que tout le monde ait sa prime en course, mes équipiers et les autres aussi. Et à la fin, je partageais mes gains, y compris avec certains coéquipiers qui ne m'avaient pas trop aidés. J'étais tellement con que parfois, je rentrais à la maison avec seulement 20 € en poche. On ne parlait même plus de plaisir, mais seulement d'argent.

Et si on supprimait simplement les primes sur ces courses ?
Pourquoi pas ? Moi, je n'ai jamais couru pour le pognon. Un jour, je suis allé aux Trois jours Gitane à Troyes. Il y avait un critérium de soixante-dix tours et pas un centime à gagner.

Tu as couru simplement pour le plaisir ?
Ouais. Je suis parti avec ma femme, un week-end en amoureux. Nos filles avaient un an et, du côté de Troyes, il y a beaucoup de magasins d'usine, donc on a pu leur acheter des fringues. Je faisais mon vélo pendant que ma femme faisait les magasins. Le soir on est parti se balader. C'est ça que j'aime.

« TRANSMETTRE CE QUE LE VELO M'A APPORTE »

Depuis plus de dix ans, tu es le « vieux » de service dans les clubs par lesquels tu es passé. Un rôle qui t'a plu ?
Ça a commencé en 2005 alors que je n'avais que 31 ans. Les jeunes m'appelaient « papy » ou « le vieux ». Il y avait de l'affection entre nous. Moi je déconnais bien avec eux. Attention, j'ai 40 ans dans les veines mais 18 ans dans la tronche. Mon truc, c'est prendre blaguer ! Et pousser des coups de gueule quand il faut. Jamais méchamment, mais il faut dire les choses franchement. Alexis Guérin [son coéquipier à l'Entente Sud Gascogne en 2013, NDLR], je lui ai déjà dit : « Mais pourquoi tu gaspilles toute la force que tu as ? ». Ces jeunes, je les ai traités de « cons », « d'idiots » sur le vélo, mais jamais pour les casser. Je les aimais bien !

Tu es déjà nostalgique ?
Non. Il était temps que j'arrête. D'ailleurs, je suis tombé et j'ai cassé mon cadre récemment. C'est pas un signe, ça ? [Rires] Je suis en train de me faire, non pas un petit « musée » – le mot est pompeux – mais je vais mettre mes maillots préférés dans un endroit de la maison pour me rappeler des bons souvenirs. Cela dit, je n'aurai pas le temps d'être nostalgique. Je m'occupe de quatre ou cinq gamins autour de chez moi, à Vergt (Dordogne) et puis je resterai directeur sportif au Team Cycliste Périgord 24, pour donner un coup de main à Jean-Luc Delpech. Je serai quand même parti moins souvent de la maison, sinon ma femme va poser les valises sur le pas de la porte. Et elle aura raison ! [rires]

Directeur sportif, pourquoi ?
Pour transmettre ce que le vélo m'a apporté. Pour éviter aux jeunes de perdre du temps comme j'en ai perdu dans ma carrière. J'ai vu trop de vieux coureurs qui enfumaient les jeunes au lieu de les aider à progresser. Moi, je serais content qu'ils marchent bien et qu'ils prennent du plaisir autant que j'en ai pris.

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Portrait de Stéphane REIMHERR