La Grande Interview : Emilien Clère

Crédit photo DirectVelo.com

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Emilien Clère aime bien être différent. Le coureur du Guidon Chalettois se fait remarquer dans le peloton par ses cheveux décolorés et sa mouche de mousquetaire mais aussi par sa discipline de coeur, le demi-fond, où les coureurs, les stayers, filent derrière de grosses motos. “J’ai dû me tromper d’époque”, pense celui qui écoutait Georges Brassens et Johnny Hallyday au lycée. Le coureur de 34 ans a même lancé la mode des encouragements vintage. Alors que la dernière étape du Tour 2016 passait au bout de sa rue, il a peint le nom de son oncle Régis Clère, coureur de valeur des années 80 (1) sur la chaussée, à côté de celui de Chris Froome. Avec Emilien Clère, qui a la particularité d'avoir été Champion régional dans plusieurs comités différents, on parle donc beaucoup de vélo.

DirectVelo : Tu sais qu’on t’appelle d’Artagnan dans le peloton ?
Emilien Clère : Oui et ça ne me dérange pas. Je ne connais pas bien le personnage mais on a peut-être en commun la façon de se battre, le courage et l'honneur. On m'appelle sans doute comme ça à cause de ma coiffure. Je ne travaille pas mon aspect physique mais j’aime bien être différent, ne pas ressembler à tout le monde.

Est-ce la raison pour laquelle tu t’es lancé dans le demi-fond, une discipline assez confidentielle en France ?
Non. Je m'y suis mis parce que j’aime bien rouler vite et que le demi-fond le permet grâce au sillage de la moto. J’en ai vu une fois et ça m’a plu. C'était à Dijon pour la Soirée des records au mois de septembre. Il y avait toujours  une réunion de demi-fond. Je me souviens de Stéphane Bennetière qui portait le maillot de Champion de France.

Le demi-fond est-il toujours une discipline minorée, voire sous-estimée en France ?
Les gens connaissent sans connaître, ils n'ont pas de référence. Plus personne ne connaît Toto Grassin alors qu'il a été une vedette internationale dans l'entre-deux guerres. Il y a une culture qui s'est perdue. Mais le demi-fond est plus connu maintenant qu'à l'époque où j'ai commencé. Grâce à l'arrivée des jeunes, la discipline n'est plus considérée comme la maison de retraite des routiers.

Qu'est-ce qui fait la beauté de ce cyclisme-là ?
Quand il y a des attaques et que les mecs pètent, ils pètent vraiment. Ce qui est très fort en demi-fond, c'est de voir des coureurs décoller du rouleau [accroché derrière la moto  NDLR], recoller et attaquer aussitôt. J'ai vu un coureur le faire, par exemple : Carsten Podlesch [dernier Champion du Monde de la spécialité, en 1994]. Regarder une finale de Championnat d'Europe, c'est impressionnant. On a l'impression que le coureur est facile alors que tu es tout le temps à la rupture. Tu es sur le fil du rasoir : à un demi-kilomètre/heure près, tu sautes ou tu restes dans le rouleau.

Peux-tu gagner ta vie comme stayer en France ?
C’est difficile. Il n’y a pas des tonnes de courses et, dans le même temps, la discipline demande beaucoup d’investissement personnel. Mardi, j'étais sur la piste de Zürich où je me classe 2e. Il m'a fallu sept heures de route aller, autant au retour. Les gros déplacements, le bon matériel, tout ceci coûte de l'argent.

Il y a aussi un problème de reconnaissance ?
Oui. Les autres disciplines de la piste sont mieux mises en valeur. Lorsque Quentin Lafargue est sacré Champion de France de vitesse, ça inspire le respect. Mais quand je suis Champion de France de demi-fond en 2014, je n’ai pas beaucoup de retombées médiatiques ou économiques. Le club était heureux, moi aussi, mais c'est à peu près tout.

« DANS LES ANNEES 40-50, J’AURAIS ETE LE ROI DU MONDE »

Et pourtant, tu n'as pas souvent porté le maillot...
Je n’ai été Champion de France que pendant six mois. Le Championnat 2014 était organisé en octobre et celui de 2015, en juin. Dans l'intervalle, j’ai couru une fois en France avec le maillot bleu-blanc-rouge et d'ailleurs la moto est tombée en panne… J’ai couru une autre fois en Allemagne mais il a flotté, et puis j'ai aussi participé à une épreuve en Suisse.

Est-ce démoralisant de ne pas avoir de reconnaissance ?
Disons que j’ai dû me tromper d’époque en arrivant sur terre. Imagine, si j'avais été stayer dans les années 40 ou 50, j’aurais été le roi du monde !

Comment améliorer la situation des stayers en France ?
Il faudrait que la Fédération revoit la structure de la discipline. Je ne trouverais pas aberrant qu'on se prépare avec les poursuiteurs. Si on m’appelle pour rouler au Vélodrome de Saint-Quentin-en-Yvelines avec l’Equipe de France, j’y vais ! Cette année le 19 octobre, nous aurons les Championnats d’Europe de demi-fond en même temps que les autres spécialités sur piste. C’est grâce à David Lappartient et je l’en remercie. J’espère être présent au rendez-vous...

« BORDEAUX-PARIS M'AURAIT PLU »

Prends-tu autant de plaisir sur la route ?
Oui, même si l'effort n'est pas le même. Le contre-la-montre est ce qui se rapproche le plus du demi-fond, à ceci-près que tu ne peux compter que sur toi-même : il n'y a pas de pilote devant toi. Sur la route, je préfère les courses de 200 km.

Assez rares en amateur, non ?
C'est pour ça qu'il y a un truc qui m'aurait bien plu : participer à Bordeaux-Paris. Faire 600 bornes, ça sort de l'ordinaire. En plus, la deuxième partie de l'épreuve se déroulait derrière le derny, ce qui permettait de rouler vite comme j'aime... Si cette course revient un jour au calendrier [elle a disparu en 1985, sous la forme de course derrière entraîneur NDLR], je serai au départ !

Cette saison, tu as manqué de chance dans les compétitions sur route ?
Oui. Par exemple, en avril, au Tour du Lot-et-Garonne, en Coupe de France, j’ai fait les dix dernières bornes avec la roue qui touchait au cadre. Le lendemain, je ne pouvais plus tourner la roue avec la main. Sans ça, je pouvais terminer dans le Top 10. Mais bon, le manque de chance peut arriver à tout le monde. Je me dis toujours que je vais me rattraper sur l'épreuve suivante.

Ton père Serge est mort après une chute en course en juillet 1984. Comment ta mère a-t-elle accepté que tu te lances à ton tour dans le vélo ?
Ma mère a freiné mes ardeurs ce qui a retardé mes débuts en compétition mais elle ne m’a jamais interdit de faire du vélo. Une fois qu'elle m'a donné l’autorisation en Cadet 2 c’était parti. Par la suite, je suis devenu Champion de Champagne-Ardenne, comme mon père.

« CHEZ LES CLERE ON AIME TOUS LE VELO »

A tes débuts dans le vélo, est-ce que ton oncle Régis venait te voir courir ?

Il était là quand j'ai gagné le Championnat de Champagne-Ardenne sur piste, à Commercy. Il regardait de loin mais ça lui faisait plaisir que je sois là. Quand je lui demandais des conseils, il me disait qu’il marchait “comme ça”, alors qu’il faisait des efforts pour réussir. Chez les amateurs, il ne faisait qu’une sortie dans la semaine plus une la veille de la course. Remarque, à l’époque, tout le monde s'entraînait comme ça... J’ai récupéré une tige de selle gravée à son nom et aussi ses plateaux de piste : je roule encore avec ! Mon oncle roulait sur des vélos Mercier, avec une peinture rose que j'aime. J’ai fait repeindre un vélo de cette couleur. Et puis, un jour, mon oncle est revenu à la compétition, en 1998-1999. Il a été Champion de Haute-Marne des Départementaux en 2000. Il avait une paire de kilos en plus, mais il était toujours là ! Dans la famille, on aime tous le vélo...

D'ailleurs, tes enfants ont aussi attrapé le virus.
Je ne les ai jamais poussés mais ils y sont allés naturellement. C’est agréable quand tu es parent de voir tes enfants aimer la même chose que toi. Les deux qui font du vélo m’ont tanné pour les inscrire à l’école de vélo. Le matin de la dernière étape du Tour de France, on a grimpé tous les trois la côte de l'Ermitage, à Sannois.

Ça vous fait combien de vélos à la maison ?
Une trentaine ! En fait, j’aime le vélo pour rouler dessus mais aussi parce que l'objet me plaît. A titre personnel, je possède une douzaine de vélos : trois pour le demi-fond, trois pour la piste, deux fixies, un de contre-la-montre, un pour la route, un VTT, un pour le cyclo-cross... Et un pour emmener les enfants à l’école. Sans compter un ou deux cadres que je n'ai pas encore montés. Si je vois un vélo dans les encombrants sur le trottoir, je le ramène.

Le vélo, pour toi, c'est plus qu'un sport, une culture ?
C'est vrai jusque dans les livres. Je viens de recevoir la biographie de Hajimé Kato, écrite par Jean-Claude Fillaud. C’est l’homme qui a fait venir le keirin en Europe et au Championnat du Monde. Certains personnages ont des biographies passionnantes. Par exemple le Major Taylor [sprinter noir américain de la fin du XIXe siècle]. Ou encore Toto Grassin. J’aime l’histoire, le vintage, les vieilles choses. C'est pour ça que j'aime le demi-fond.

Et dire que tu étais musicien avant de commencer le vélo...
J’ai joué de la flûte traversière pendant douze, treize ans.J’en fais encore. J’ai passé le concours d’entrée au conservatoire : ils m’ont fait venir alors qu’ils savaient qu’il n’y avait pas de place. Sur le moment, ça m’a fait chier car la musique représentait un projet de carrière. Mais, bon, si j’avais fait de la musique, je n’aurais pas eu le temps de faire autant de vélo !


(1) Régis Clère était un des meilleurs amateurs français des années 78-80, sélectionné pour les Jeux olympiques de Moscou. Il réalise l’exploit de remporter deux années de suite le contre-la-montre du Tour de l’Avenir devant les meilleurs Soviétiques de l’époque. Passé pro en 1981 chez Miko-Mercier, il devient Champion de France l'année suivante. Entre 1983 et 1987, il enlève enlève trois étapes du Tour de France plus un contre-la-montre par équipes sur 100 km.  Sur piste, il a été Champion de France de la course aux point et médaille de bronze au Championnat du Monde de poursuite professionnels. Sa carrière a été brisée après un accident de voiture à l’automne 1989.

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