La Grande Interview : Georges Le Bourhis

Crédit photo DirectVelo.com

Crédit photo DirectVelo.com

Son regard bleu s'illumine quand il évoque Jacques Anquetil, "mon Dieu", au poignet ses "grigri" africains marquent son attachement au Sénégal où il n'a pas pu s'empêcher de créer et encadrer un club de vélo.
"J'aime donner aux autres", affirme Georges Le Bourhis, directeur sportif depuis 1974. Âme d'éducateur, qui a consacré tous ses congés au vélo, pistard professionnel, tombeur de Darrigade, ses mollets impressionnent Jan Janssen. Craint par Van Looy qui préfère l'éviter sur la piste mais poussé par Poulidor et Guimard dans les bosses.
Quand il parle de ses coureurs, il dit "préférer en faire des hommes que des coureurs."
Il a vécu pour le vélo, sans avoir besoin du vélo pour vivre.  "Je suis reconnaissant au vélo pour ce qu'il m'a apporté."
Une Grande Interview avec Georges Le Bourhis, 79 ans, c'est un plongeon dans 40 ans de cyclisme amateur.

DirectVelo : Comment apprenez-vous, en 1969, sans Internet ni téléphone portable, la victoire de votre frère Loïc au  Championnat de France Juniors (1) ?
Georges Le Bourhis : J'étais à l'entraînement le soir après le boulot. Un gars m'arrête et me dit "Ton frère est Champion de France !" Il aurait déjà dû l'être en 1968. Mais son directeur sportif lui passe un bidon à 5 km de l'arrivée. Il avait soif [Il faisait très chaud ce jour-là, NDLR] mais il pouvait tenir encore 5 km. A l'époque, les directeurs sportifs ne suivaient pas en voiture et devaient rester au bord de la route. Mon frère est freiné par la prise du bidon et Thévenet en profite pour attaquer car il sait qu'il est battu au sprint face à mon frère.

Êtes-vous issus d'une famille cycliste ?
Non mais mon père avait un ami d'enfance, François Gouyette, un bon coureur régional, qu'il écoutait beaucoup. A 12 ans, j'ai eu un vélo demi-course. Mon père a enlevé le dérailleur car Gouyette lui a dit que je n'en avais pas besoin pour m'apprendre à tourner les jambes.

« J'AI BATTU KÜBLER EN SERIE »

Quand avez-vous débuté la compétition ?
J'ai commencé par des courses de non-licenciés où je gagnais. J'ai pris une licence à 17 ans. Mes parents voulaient bien que je fasse du vélo mais je devais travailler. Je suis parti à l'école d'EDF à Lyon. Je courais pendant les vacances scolaires. J'étais au CO Briochin où je jouais déjà au football et où l'entraîneur de foot était Robert Leroux [le premier entraîneur de Bernard Hinault, NDLR].

Vous vous êtes vite orienté vers la piste...
Sur la piste en terre de Corlay, on avait droit à un contrat de 2 500 anciens francs [le prix d'un boyau ou d'une victoire d'une course de 3 et 4, NDLR] si on terminait dans les 7 premiers de l'Américaine, avec mon équipier Hamon. J'ai aussi battu Ferdi Kübler en série de vitesse et Toto Gérardin [le futur mentor de Morelon, NDLR] me bat en finale. Et puis la piste me convenait bien car ça demandait moins d'entraînement que pour la route, alors que je travaillais en même temps. Mais j'ai dû m'arrêter de courir trois ans. J'étais de la classe 57 et je suis parti trois ans en Algérie.

Et vous êtes même passé pro grâce à la piste...
En 1966, les pros ne voulaient plus  des indépendants (2) dans les réunions sur piste. Mario Cotti [le speaker des critériums et du Tour à l'époque, NDLR] m'a dit de passer pro en me disant "Je te ferai courir". Mais j'ai conservé mon travail à EDF et je passais mes congés sur le vélo. En 1972, j'obtiens 19 contrats dans la tournée d'après-Tour, sur mes congés, plus que mon frère qui, lui, avait fait le Tour !

« J'AI BESOIN DE VOUS VOIR »

Comment êtes-vous devenu directeur sportif ?
Je suis redescendu amateur en 1973. Je signe à Saint-Malo, avec Yves Ravaleu pour une extra-sportive (3), VitFrance, un laboratoire vétérinaire qui vendait des minéraux pour les élevages. Je fais des petites places, j'ai 36 ans. Début 1974, je vois M. Coas, le patron de VitFrance sur un cyclo-cross qui me dit : "J'ai besoin de vous voir". Au rendez-vous, il me dit, "le directeur sportif actuel, j'en veux plus et Ravaleu m'a dit que vous étiez apte pour le remplacer." Je m'étais déjà occupé des jeunes à l'UC Briochine.

A quoi ressemblait l'équipe VitFrance ?
Nous étions les premiers à avoir un soigneur. On avait les moyens par rapport aux autres équipes. On avait du matériel par Gitane, 5-6 vélos de rechange, des boyaux.
Par l'intermédiaire de José Alvarez, les gars du sud-ouest sont passés de Peugeot à Gitane. On avait de bons coureurs. J'avais 32 coureurs en 75 qui ont remporté 216 victoires. Avec Villemiane, Osmont et Meslet, j'ai eu trois Champions régionaux la même année.


VITFRANCE UNE GROSSE EQUIPE

Être directeur sportif, ça vous a tout de suite plu ?
Oui car j'ai toujours eu envie de donner. A EDF, j'étais aux activités sociales, j'ai aussi été directeur de colonie du comité d'entreprise. Avec les coureurs, nous parlions le même langage. Les coureurs comme Ravaleu me respectaient et respectaient mes consignes. Sur le Tour d'Ille-et-Vilaine 1974, c'est Yves Ravaleu qui fait gagner André Chalmel.

Aviez-vous un diplôme ?
Daniel Clément [le "père" de la formation cycliste en France, NDLR] faisait des stages tous les ans à Pâques CREPS de Dinard. J'ai passé mon diplôme d'entraîneur. J'ai dû repasser le BF3 mais pour le brevet d'état, il fallait prendre un mois pour aller à Montry. Aujourd'hui, si tu n'as pas les diplômes pour être directeur sportif, tu peux tout de même être manager...

Comment étaient les relations entre directeurs sportifs ?
Avant, on était copains. Le soir, on se retrouvait pour boire un pot. Il y avait Mickey Wiegant, le directeur sportif de l'ACBB, qui était à part. C'était le chef, personne ne lui causait. C'est lui qui a tué les extra-sportifs chez les amateurs. Il a vu qu'en Province, on s'organisait alors qu'il préférait faire venir les Bretons à Paris. En plus, on payait mieux les coureurs que les clubs parisiens. Maintenant, c'est différent. Il y a des directeurs sportifs de 25-26 ans mais ils ont les diplômes. Il n'y a pas beaucoup d'anciens coureurs.

Vous recevez souvent des amendes de la part des commissaires ?
J'ai reçu beaucoup d'amendes, oui ! Je défendais toujours mes coureurs. Je peux ramener un coureur mais, jamais, je n'ai voulu qu'un coureur s'accroche à la voiture.

« JEAN GUERIN, LA CLASSE PURE »

André Chalmel est le premier coureur que vous faites passer pro...
Et Gitane ne voulait pas le prendre ! Le patron de VitFrance leur a dit devant moi : "Vous ne le prenez pas ? Très bien, on ne marche plus avec vous." Il me prend à témoin : "Combien ça coûte d'acheter des vélos et de mettre VitFrance dessus ?". Les gens de Gitane ont pris peur et ont fait signer André Chalmel.

Quels autres coureurs avez-vous aidés à passer pro ?
Après VitFrance, j'ai laissé le vélo deux ans, j'ai même joué au foot à Pléchâtel [au sud de Rennes, NDLR] et je me suis occupé des jeunes de l'ASPTT Rennes dont Jean Guérin, dès sa première année Juniors. Mais Guy Caradec, le directeur sportif ne voulait pas que Jean aille dans l'équipe "première" de l'ASPTT. Nous sommes partis tous les deux à l'AS Vern [à côté de Rennes, NDLR] puis au VC Rennais. Quand il est passé pro chez Peugeot en 1986, Serge Beucherie l'a pris en grippe, tout comme Loïc Le Flohic. Jean Guérin avait tendance à prendre du poids et quand il a vu que ça n'allait pas, il a mangé encore plus. Alors que ce coureur, c'était la classe pure !

Comment ont évolué les relations entre coureurs et directeur sportif ?
On ne parle plus aux coureurs comme il y a 20 ans. Les jeunes ont la science infuse. Quand ils sont battus, c'est la faute du directeur sportif. Le vélo, c'est le reflet de la vie.
Aux Côtes d'Armor, les frères Menthéour étaient durs mais ils m'ont toujours respecté. Généralement, quand je croise mes anciens coureurs, ils viennent me dire bonjour.

Après le VC Rennes, vous vous retrouvez dans l'équipe de Côtes d'Armor...
Par amitié avec Joël Blévin, qui est un grand dirigeant du cyclisme. Nous avons eu la chance de tomber au moment où le département des Côtes du Nord change de nom. Blévin a réussi à vendre aux élus le support d'une équipe cycliste pour les Côtes d'Armor. Nous étions comme une entente. Les gars signaient dans un club costarmoricain. Tout le monde était payé. Les rapports n'étaient plus les mêmes. C'était pro. Si ça avait continué, nous aurions fait ce que Joël Blévin a réalisé à Bretagne-Schuller.

« POUR ÊTRE RESPECTE, IL FAUT ÊTRE PAYE »

Quels sont les rôles d'un directeur sportif ? Entraîneur, éducateur ?
Maintenant, ils ont tous un entraîneur personnel qu'ils paient. Aux Côtes d'Armor, Yoann Le Boulanger, la grande classe, a eu son entraîneur personnel, c'était le début. Il doit être aussi éducateur. Mes coureurs, je préfère en faire des hommes que des coureurs. Ceux qui se plaignent du DS, je leur dis qu'ils verront quand il auront à faire à un patron. Je leur dis aussi d'être souriants avec le public car c'est le public qui fait la renommée d'une course.

Et la tactique ?
Ça dépend des rapports qu'on a avec les coureurs. Quand les coureurs sont payés, on fait la tactique ensemble. Quand les coureurs ne sont pas payés, on n'a plus du tout les même prérogatives sur les coureurs. Pour être respecté, il faut être payé, c'est malheureux à dire.

Avec quelle équipe avez-vous retrouvé la meilleure ambiance ?
L'équipe Bretagne U et son esprit de camaraderie m'ont le plus marqué. Il y avait Franck Laurance qui m'envoie dix fois voir la photo-finish à une arrivée du Ruban Granitier pour vérifier s'il est battu et qui gagne le lendemain. Lilian Jégou que je fais passer pro, Stéphane Simon, Florian Guillou, Cyrille Monnerais ou Stéphane Conan qui est un mec extra. Nous avons gagné trois années de suite le contre-la-montre par équipes de l'Essor Breton avec des coureurs différents. Chez Bretagne U, il y avait de bonnes primes, les têtes d'affiche étaient payées.

« TROP DUR AVEC MON FILS »

Au VC Rennes, vous avez dirigé votre fils Christophe. Comment dirige-t-on son propre fils ?
J'ai été dur avec mon fils. C'est peut-être un petit regret. J'avais peur que les autres pensent que je le favorisais. Il marchait bien Christophe. Il a gagné des étapes au Tour d'Ille-et-Vilaine et au Tour de Gironde. Il court encore, preuve que je ne l'ai pas dégoûté du vélo.

Que pensez-vous de l'organisation actuelle du cyclisme amateur ?
DN1, DN3, ça ne veut rien dire. L'an dernier avec Hennebont Cyclisme, nous avons fait jeu égal avec des DN car on avait 2 pointures. Les organisateurs ont du mal quand il y a des manches de DN1 ou DN2 en face leur course. Je constate aussi qu'il y a un déchet terrible car il y a de moins en moins d'argent dans le vélo. A partir de 22-23 ans, ils arrêtent. Les coureurs comptent sur les clubs pour vivre. A partir du moment où j'ai commencé à courir, je n'ai pas demandé d'argent à mes parents.

« J'AI MONTE UN CLUB AU SENEGAL »

Votre nouvelle passion, c'est le cyclisme africain. Comment l'avez-vous découvert ?
En partant en vacances d'abord, il y a 25 ans. Nous sommes partis le soir de Paris-Tours au Sénégal. Dix jours d'abord. Maintenant, on y passe plusieurs mois. J'ai connu des gens là-bas, autour d'une petite course organisée par Amnesty International. Je l'ai courue avec un VTT, les gamins m'ont connu comme ça. J'ai monté un club avec Jean-Claude Ruffier, propriétaire d'une écurie de course auto, le VC de la Petite Côte. Il héberge des coureurs chez lui. Bécaye Traoré, le Champion du Sénégal est du club. Il vient de gagner l'étape la plus dure du Tour du Togo. Nous avons un jeune, Moussa N'Diaye, 21 ans, que j'ai formé, ça fait seulement trois ans qu'il court. Les Africains sont courageux, n'abandonnent jamais. Ils ne savent pas en garder même, ce qui est un défaut dans la science de la course. Mais Traoré et N'Diaye prennent du métier.

Qu'est-ce qui vous attire en Afrique ?
Les gens. Je retrouve la mentalité que je connaissais, chez moi, à Saint-Julien à côté de Saint-Brieuc, quand j'étais enfant.

Vous voulez continuer jusqu'à quand d'être directeur sportif ?
Le vélo a toujours été un plaisir, une passion. Cette année, avec Hennebont Cyclisme, je suis toujours directeur sportif mais je ferai moins de courses.

(1) A l'époque, la catégorie Juniors recouvre les 18-22 ans, les Espoirs d'aujourd'hui.
(2) Catégorie de coureurs de plus de 18 ans qui pouvaient courir avec les amateurs ou les pros.
(3) A l'époque, une marque extra-sportive pouvait constituer un groupe sportif amateurs, composé de coureurs de clubs amateurs différents.

 

Mots-clés

En savoir plus