La Grande Interview : Taruia Krainer

« Je suis né au Paradis ». Taruia Krainer a peut-être commencé sa vie par la fin, dans le décor doux et immaculé de l'île de Tahiti, en Polynésie. Déchirure volontaire à 16 ans : il part tenter sa chance en France. Le coureur du Vendée U arpente ainsi le peloton hexagonal depuis neuf saisons, satisfait de cette nouvelle existence, de ce monde et de ces rêves nouveaux. Il s'illustre à l'occasion, remporte Paris-Tours Espoirs devant Warren Barguil en 2012 ou, plus récemment, le week-end dernier, prend la 2e place en Coupe de France DN1 derrière son coéquipier Romain Cardis. Malgré tout, il reste discret sur sa personnalité et son itinéraire. « Un coureur très gentil, mais peu le connaissent », avouent ses propres copains du Vendée U. DirectVelo s'est laissé embarquer par son histoire comme dans une pirogue.

DirectVelo : Comment es-tu venu au vélo, au milieu du Pacifique, dans une région qui n'a pour le moment donné aucun coureur cycliste professionnel sur route ?
Taruia Krainer : A la maison, le cyclisme était associé au rêve de la France. Nous vivons à 20 000 kilomètres de Paris, près de Papeete, à Aruia. Mon père devait se lever chaque nuit pour suivre le Tour en direct. La traversée des paysages lui rappelait ce mois où il avait séjourné du côté de Gap. Il aimait aussi les étapes de montagne. Comme nous dormions dans le salon avec ma sœur, nous étions réveillés par la télé à deux heures du matin... Pendant trois semaines, je vivais au rythme de la course. Nous trouvions le spectacle très beau, autant le peloton que les paysages. A 13 ans, j'ai eu envie d'essayer et j'ai pris une licence au club d'Aruia, dirigé par mon oncle. Pour rouler, j'avais un vieux Peugeot jaune de 20 kilos...

Onze ans plus tard, te voilà en France. Le rêve de ton père est accompli ?
Je pense avoir exaucé son rêve. Il n'est jamais venu me voir ici mais, comme les membres de ma famille et mes amis, il est très fier de ce que je fais. Je pense à eux souvent. Au début, loin d'eux, ça n'a pas été facile de vivre en Europe.

« AU DEBUT, J'AVAIS LE CAFARD »

Difficile, parce que tu as débarqué à 16 ans à peine ?
J'étais à 18h de vol de chez moi. Je parlais français en roulant les « r » et avec quelques mots de créole. Il y a pas mal de choses que je connaissais pas. Comme rouler dans la neige... La première fois que la grêle est tombée, j'avais peur de ce bruit sourd sur le toit. Et puis mon copain Adrien Bernadat est sorti dehors et a commencé à jouer avec les grêlons. Il venait de Tahiti, comme moi, mais il avait des origines alsaciennes, donc il venait chaque année en France. Nous étions à Saint-Brieuc, inscrits au Pôle Espoirs et licenciés à l'UC Briochine. Le fait de nous retrouver ensemble m'a aidé. Puis je me suis vite intégré. Je ne suis pas un garçon méchant...

En plus de ton ami tahitien, qui t'a aidé à tenir le coup ?
Des gens que j'ai rencontrés en Bretagne. Je me suis aussi aidé moi-même. Pendant les six premiers mois, j'avais le cafard. Mais je m'efforçais de penser positif : « Tu es ici pour essayer de passer 'au-dessus' ».

Passer pro, donc ?
C'est toujours le rêve absolu. J'espère que Jean-René Bernaudeau me donnera l'occasion de l'atteindre. Je reste quoi qu'il en soit au Vendée U en 2016. Avec l'objectif général de gagner un maximum de courses, d'en faire gagner aux autres, de me faire plaisir...

« IL A FALLU SE SERRER LA CEINTURE »

Quitter la Polynésie, c'était indispensable ?
Si tu veux devenir cycliste, oui. Pour m'entraîner, j'avais le choix entre deux routes en sortant de chez moi : l'une à gauche, l'autre à droite. Je partais, je faisais demi tour et de rentrais. Tahiti est une île volcanique. La route longe le littoral. Il existe d'autres voies qui mènent vers le centre, mais la pente est terrible, on ne s'y aventure gère.

Mais tu savais que tu avais le niveau pour faire carrière en Europe ?
A Tahiti, tu as du mal à te faire une idée de ton niveau. Chez les Minimes, nous étions une quinzaine de coureurs maximum. J'avais gagné 25 épreuves sur 26. Puis je suis allé au Tour de Nouvelle-Calédonie Cadets où je termine derrière les Australiens, qui marchaient très fort. Là, je me suis dit que ce ne serait pas un sacrifice inutile de tenter ma chance en France.

Tu as dû ramer pour réunir un budget ?
Bien sûr, il a fallu se serrer la ceinture. J'ai fait quelques prêts étudiants, parce que mes parents ne pouvaient pas tout payer. Heureusement, les billets d'avion étaient pris en charge par l'Etat - aujourd'hui, je suis ambassadeur de la compagnie Air Tahiti Nui. Je ne savais pas où aller en France, alors j'ai envoyé des candidatures par email. J'étais intéressé par le Pôle de Nice, mais la vie sur place était trop chère. Du coup je me suis rabattu sur Saint-Brieuc, en Bretagne.

« JOHAN LE BON VOULAIT QUE JE GAGNE ! »

C'est là que tu fais la connaissance de Johan Le Bon ?
Un mec au top ! Pour ma deuxième saison en France, je me retrouve échappé avec lui sur le Tour du Morbihan. Nous avions le même maillot, celui de l'UC Briochine. Enfin, non, lui portait celui de Champion du Monde. Il était en tête, moi je gérais l'écart derrière pour que personne ne flingue. Dans le final, je pars avec un gars en contre, que je parviens à lâcher. Je rentre sur Johan. Et là, il me dit : « Je te laisse gagner ! ». Nous étions sur le Tour du Morbihan, une référence chez les Juniors ! Malheureusement, une contre-attaque revenait sur nous et je commençais à être cramé. Johan a accéléré et c'est lui qui s'impose (lire la réaction de l'époque).

Par la suite, tu étais dans la roue de Bryan Coquard ?
Dans la roue ou plutôt devant lui, puisque j'étais son coéquipier ! Je suis passé au Vendée U en 2012, à 21 ans. J'ai connu deux sprinters, Bryan Coquard et Morgan Lamoisson. J'ai apprécié de travailler pour eux. Coéquipier, c'est un rôle parfait pour moi. Disons que je suis baroudeur-puncheur-équipier. Je n'arrive pas à accepter l'idée que je ne peux pas aider l'équipe.

Quitte à prendre des risques avec ta santé ! Tu oublies parfois de te reposer !
C'est vrai. Cette année, après le Tour du Loir-et-Cher, j'ai ressenti une tendinite dès la première étape. Mais je ne voulais surtout pas abandonner, pour continuer à défendre la place de leader au classement général de Romain Cardis. A l'entraînement, je me sentais mieux. Alors je reprends au Tour de Bretagne. Pas de chance, la tendinite se réveille. Mais je voulais encore faire mon travail d'équipier... A la fin, mon encadrement m'a demandé d'observer une coupure de trois semaines. C'est peut-être un problème, mais coûte que coûte, j'aime défendre nos chances jusqu'au bout.

« LE SENS DU COLLECTIF »

Comme sur la finale de la Coupe de France DN1 cette saison ?
Sur la Classique Champagne-Ardenne, j'ai participé au travail collectif. L'équipe en a profité... et moi aussi. J'étais un peu piégé mais je reviens dans le final pour terminer 2e derrière mon camarade Romain Cardis. Ce jour-là, l'équipe remporte la Coupe de France. Une immense joie ! Et la preuve que l'on peut faire son travail d'équipier et trouver des ouvertures ci et là. Cette saison, j'ai fini 2e du Tour du Nivernais-Morvan. Il y a aussi ma victoire dans Paris-Tours Espoirs 2012 (revoir le classement).

C'est le sens du devoir qui t'anime ?
Le sens du collectif, oui. C'est mon boulot de « vieux ».

« Vieux » à 24 ans ?
Je suis un des deux plus âgés de l'équipe, avec Jérémy Cornu. Chez nous, certains n'ont que 18 ans. Je suis là pour leur transmettre de l'expérience, leur dire quand boire et manger, parce que c'est une erreur classique d'oublier ces fonctions de base. Parfois, nous devons aussi les aider à adapter la tactique parce que la tournure de la course nous oblige à changer la stratégie décidée par les directeurs sportifs avant le départ.

Tu aurais voulu rejoindre le Vendée U à leur âge ?
Oui, c'est un regret. Je suis resté à l'UC Briochine pendant mes deux premières années Espoirs. Les gens du club étaient super. Je n'osais pas postuler pour une équipe DN1. Peut-être que j'ai perdu du temps. En tout cas, en arrivant au Vendée U, mon apprentissage s'est accéléré. Au club, je me sens comme chez moi. J'ai aménagé avec ma copine dans un appartement de La Roche-sur-Yon.

« GARDER CONTACT AVEC LA MER »

Ainsi, tu n'es jamais bien loin de la mer ?
C'est à trente minutes de route. Bon, les plages sont différentes de celles qu'on trouve à Tahiti. La température de l'eau est plus froide également, mais avec la combinaison de plongée, la baignade reste très agréable en Vendée. Le surf est ma passion. Chez moi, c'est le deuxième sport le plus populaire, derrière la pirogue (j'ai essayé des courses quand j'étais à l'école, mais sans passion) et devant le foot. J'ai besoin de garder ce contact avec la mer...

Que signifie ton prénom ?
D'après la légende, Tarui'a est un guerrier qui vivait au fond d'une grotte et espérait ne jamais en sortir. Jusqu'au jour où il a été jeté dans l'océan pour le punir. Il a été sauvé par un requin. C'est une légende, n'est-ce pas ? Depuis, on raconte qu'il protège la Vallée de Fautau'a.

Le mythe ressemble-t-il à ta propre histoire ?
« Guerrier » sur le vélo, j'essaie de l'être (rires). Quant à rester caché dans une grotte, non. J'ai traversé les océans, quand même !

Crédit photo : DR
 

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